Eric Sautou, “Grand Saint Vincent”, lu par Isabelle Baladine Howald.


Isabelle Baladine Howald traverse ici avec toute son acuité analytique Grand Saint Vincent, d’Eric Sautou, paru récemment aux éditions Unes.


 

Eric Sautou, Grand Saint Vincent, Unes, 2023, 104 p, 19 €


A voix nue


A voix nue c’est ainsi qu’écrit Eric Sautou, à mains nues il touche et se laisse toucher, aux yeux nus il laisse voir et se laisse voir.
Grand Saint Vincent paraît chez Unes, après La véranda (2016) et Aux Aresquiers (2022), toujours chez Unes, À son défunt (2017), Les Jours viendront (2019) chez Faï fioc ainsi que Les vacances (2012), Une infinie précaution (2016) et Beaupré (2021) chez Flammarion. Moins autobiographique en apparence que les précédents mais ceci n’est vraiment qu’une apparence tellement on retrouve l’immense fragilité de l’écriture d’Eric Sautou, et ses « personnages « (ici le tueur en série Jeffrey Dahmer, le peintre Léon Spilliaert dont les tableaux dégagent tant de solitude grise, et Lazare, celui qui revient ici comme une figure d’un fils endeuillé) tout aussi défaits. L’absence de Dieu hurle, l’absence d’amour aussi dans cet assassin qui guette une chance de rédemption dans le regard terni de ses victimes.
La violence extrême des crimes n’est jamais décrite, on ne sent que la peur et la solitude, « de plus en plus seul se serrer ça ne me suffit pas ») des uns et des autres, le besoin d’amour et l’absence de cet amour. Les lieux sont resserrés, une « chambre », des « draps » pour l’amour le sommeil ou pour mourir, des « planches », « cabane », « une île » ou « dans les bois », l’espace de peur enfantine par définition : « est-ce que c’est toujours aussi vert et noir ».
Seule image, parfaite, dans tout le texte « l’herbe d’argent », cet adjectif devenu inutilisable dans la poésie, est ici d’une simplicité désarmante.
« Est-ce que tu me vois faire ? » Je suis en train de tuer, la jouissance est trop brève mais je ne cherche qu’à aimer, est-ce adressé à Dieu ou à la mère ? Au fond : « je n’arrive pas à être là », « je ne sais pas ce que je fais ce que je dis
Je ne sais pas ce que je suis dans les bras de personne ».
Ce qui est appelé « l’eau du sang » est aussi bien les larmes. Je veux être vu, de Dieu, de mes parents, de quelqu’un, je veux être serré dans tes bras, qui que tu soies. De cette défaillance intérieure extrême vient le meurtre :
« il est la proie jusqu’au vertige,
S’affole et se détache je ne sais pas
Je n’arrive pas à être là »
Une prière est adressée par exemple par les vignerons à Saint-Vincent (elle ne figure pas dans le livre mais je l’ai entendue sans cesse, au risque de me tromper) :

Grand Saint-Vincent, puissant auprès de Dieu,
Ecoute-nous et pour nous intercède,
Veille sur nous du haut du beau ciel bleu,
Nous implorons ton secours et ton aide.

Mais le ciel n’est pas bleu, Dieu se tait, personne n’écoute ni n’aide, il n’y a pas de secours.
Il faut se débrouiller avec ça, il faut accepter de se débrouiller avec ça. Eric Sautou fait de cette acceptation des livres à la fois très défaits et impossibles à oublier. Aucune volonté de puissance dans ces mots, juste une présence chancelante – ils ne sont pas sur une barque pour rien – mais debout. Ils répètent souvent « je ne sais pas ». Mains nues ouvertes, regards nus offerts, pour nous laisser silencieux à la fin de la lecture, simplement à continuer d’entendre « cette voix de fin silence » (Roger Laporte). Il nous arrive de nous serrer nous-mêmes dans nos propres bras, Eric Sautou en fait ici l’aveu déchirant.

Isabelle Baladine Howald

Eric Sautou, “Grand Saint Vincent”, Unes, 2023, 104 p, 19 €

Extraits (voir aussi l’anthologie permanente de ce jour)
Est-ce que c’est toujours
Aussi vert et noir (je reste ici près de l’étang )
Seul et sans éclat y étouffer sa peine

Ça vient en moi je ne sais pas je ne
L’affronte pas

Je ne sais pas comment le dire je voudrais
Mais je sens qu’une fois encore non je ne sais pas 

***

Quelqu’un
M’a suivi qu’est-ce que tu me voies faire
J’ai ici toute ma place c’est dans ma tête
Plein de choses qui sont
Les mêmes choses qu’est-ce que je fais je marche
Ici dans le bois ce que je fais je marche est-ce que tu me voies faire

***

Est-ce que je peux dormir près de ta voix
Et si je te parle à mon tour est-ce que tu m’entends


Qu’il y ait une seule rose ou rien sur la terre de ton nom


Terre tombale près du hameau pierre tombale ton enfant