« Emily Dickinson », un numéro de la revue « Europe » lu par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald explore en détail cette exemplaire livraison de la revue Europe avec son dossier dédié à Emily Dickinson


 

Europe n° 1137-1138, Emily Dickinson, janvier-février 2024, 345 p, 22 €



Dickinson, « sacrée canaille ! »



« Emily Dickinson prenait soin de verrouiller la porte avec un clef imaginaire,
avant de se tourner vers elle – sa nièce Martha –
et de dire : « Matty, à nous la liberté » (raconté par Adrienne Rich)



Le numéro double de la courageuse revue Europe, couvrant janvier-février 2024, a pour sujet Emily Dickinson et propose de toutes nouvelles lectures et une image certainement plus juste que celle de la « poétesse demi-fêlée » (décrite ainsi par le critique littéraire Higginson, qui deviendra un ami proche) qui aura longtemps été son lot. On l’apercevait déjà depuis quelques temps, comme dans l’essai de Susan Howe, à la fois difficile, personnel et enthousiasmant, ou dans le N° du Matricule des anges qui lui étaient consacrés. Dickinson était en fait un jonc incassable, d’une grande force, sachant parfaitement ce dont elle ne voulait à aucun prix pour elle-même, à savoir aucun lien d’aucune sorte avec rien ni personne.

La blanche Emily avec son lys blanc, sa robe pâle, son visage blême et son souffle court avait élaboré une technique imparable pour être tranquille. Un être aussi fragile, on ne l’approche pas ! Sans doute nombre de théories seraient intéressantes du point de vue de la psychanalyse quant à ce psychisme si particulier, si intériorisé, si hostile au toucher, au matériel. Un milieu protestant, une mère malade et distante, un père attentif mais écrasant furent pesants. La société d’Amherst qu’elle délaisse peu à peu, un poids de convenances. Sous le carcan, Emily s’évade. Elle veut encore bien faire le pain, la cuisine, s’occuper des fleurs, c’est tout. Dans sa chambre, elle écrit des lettres, par centaines, merveilleusement belles, tendres et passionnées, à son frère, à sa belle-sœur tendrement aimée, à ses amies, à ses neveux, et au fameux Maître… Elle n’aime pas rencontrer les êtres mais elle a beaucoup de liens affectifs importants avec eux. Elle écrit surtout des vers fulgurants de beauté, d’énigme, son souffle constamment prêt à couper le vers. Son écriture est petite, en lettres toutes séparées, on le lit sur la couverture du dernier recueil paru chez Unes, elles non plus ne se touchent pas.
Loin d’exploiter la poussière du sentimentalisme trop souvent de mise concernant Emily Dickinson, ce dossier d’Europe dirigé par Pierre Vinclair donne à découvrir un caractère fort, une inflexible volonté. Si comme il le dit, chacun a « son » rapport avec « son ED », il y a les différences mais aussi les lignes continues. Les contributions sont d’une grande qualité, par exemple le texte-lettre de François Heusbourg, un de ses éditeurs, qui souligne de façon si juste : « tu n’es pas recluse. Plutôt incluse entre les tirets du langage ». Ou l’article d’Edward Sapir paru en 1925 saluant l’absence totale d’ « imposture » chez Dickinson, aucune pose, rien. Il a également très bien senti quelque chose qui ne pouvait advenir que plus tard : la manière de lire Dickinson. En 1925 en effet il écrit « il n’est pas sûr que nous soyons aujourd’hui en mesure de lire sa poésie correctement », parce qu’elle-même n’était pas forcément précurseure mais « annonciatrice d’un esprit qui n’a pas encore réussi à se former ». Cet esprit prendra 150 ans peut-être à être formé et à pouvoir être identifié dans le travail des poètes, notamment américains, qui lui succèderont. Mais aujourd’hui on peut la lire à cet éclairage.

La contribution d’Adrienne Rich est elle aussi très intéressante : « j’ai la conviction (…) qu’Emily Dickinson s’est volontairement isolée, se sachant exceptionnellement douée et ayant conscience de ses propres besoins. … elle était déterminée à survivre, à utiliser son propre pouvoir créatif à bon escient et à économiser ses forces quand elle le jugeait bon ». Elle l’a fait, dit Adrienne Rich, en utilisant sa maison puis sa chambre comme personne, c’est à dire comme un monde clos, tout en restant infiniment sensible à ses liens avec ceux qu’elle aimait, notamment les femmes ou les jeunes filles, les jeunes enfants qui mouraient trop tôt et la laissaient inconsolable (en témoignent de nombreuses lettres dans l’indispensable volume de Correspondance complète paru chez Orizons en 2018, traduite par Françoise Delphy). Adrienne Rich relève très justement l’insolence de Dickinson claquant sa porte (avant de se faire enguirlander par un de ses visiteurs, Samuel Bowles, « Emily, sortez, sacrée canaille !!! »), jouant avec son petit « daïmon » en s’amusant parfois beaucoup.

Dickinson revendiquait le nobody. Personne ne sait vraiment qui elle est. Laurent Albarracin a la sagesse de ne pas essayer de répondre à cette question. Il faut laisser « le divin… se mêler de tout ». On sait maintenant son ironie, son humour, sans qu’elle soit le moins du monde dupe. Hölderlin pratiquait, comme Robert Walser, une politesse exagérée pour tenir ses visiteurs à l’écart, Emily brandit l’ellipse, la métaphore, resserre tout, met ses larges tirets, ferme la porte et s’échappe ni vue ni connue. Aurélie Foglia parle de « l‘effort constant … qu’on pourrait aller jusqu’à appeler sa vocation » de l’effacement : «  comment peut-on n’être personne, c’est-à-dire justement la seul personne que personne ne peut être ? » Dickinson « se blanchit » dit magnifiquement Aurélie Foglia qui demande : « Comment cette posture apparemment impossible à tenir en vient-elle à fonder une poétique ? », qu’elle n’a pas elle-même théorisée. Car ce que fait cette poète, personne ne l’a fait, personne ne le fera. Le roitelet qu’elle dit être « tient ferme sa couronne » sur sa branche étroite. Dickinson on ne le dira jamais assez est tranchante. Pas d’atermoiements, de poses brumeuses mais une oscillation glacée. « Elle préfère inexister », pas de moi, pas de corps, pas d’identité à décliner, elle aime l’air raréfié, au-dessus des oiseaux. Il est vrai que ça crame bien, en altitude, dans les poumons, dans la tête.
Andrew Zawacki parle du rapport de Dickinson avec son portrait, et le début de la photographie, qui ne lui inspirait qu’un sentiment de « sinistre commerce avec la mort ». Quelque chose est volé qui n’appartient plus à personne, ni au mort ni à celui qui le regrette. « Ni voir ni être vue » explique Andrew Zawacki, dans une analyse éblouissante de la porte, ou de la fenêtre, « la Porte entrebâillée », jamais ouverte, chez Dickinson, le « tête à tête » étant impossible pour elle…

Richard Wilbur évoque le « vocabulaire majestueux et autoritaire », c’est une très bonne analyse, elle n’a rien choisi du tout, elle fait avec ce qu’elle avait en face d’elle, en elle, dans ce Nobody. Ce vocabulaire et cette syntaxe haletante qu’elle a pris à bras le corps sans faire un pli, précise et courageuse, se délectant à l’infini ce que l’absence de satisfaction a d’effet sur la force du désir. « Une tentative de dissection » écrit Patrick Reumaux, qui place cette question : « Quelque chose est pensé par la pensée. Quoi ? ». Quelle est la chose que la pensée a croisée sans comprendre qu’elle la croisait ? Tous les poèmes, sous un certain angle, sont une illustration de la raison graphique comme refuge du sens. Entre les célèbres tirets, est pensé quelque chose qu’on ne sait pas encore et qu’Isabelle Garron place sous le signe de la « prosodie visuelle ». Il est vrai que pensant aux poèmes de Dickinson, on les VOIT, immédiatement, ses quelques vers de cristal vibrant comme une scie égoïne. Elle « incise », rien n’est de trop, tout est saturé de sens.

D’autres ont usé du tiret, Tsvetaeva notamment, dans le sens inverse : celui de l’excès, ou Hopkins dans celui de l’éloignement. Tsvetaeva s’arrête de peur trop en dire, Dickinson s’arrête de peur de ne pas assez ne pas dire : « trace du monde absent » (Isabelle Garron).
«  Mais qu’est-ce que c’est que ça/ces tirets partout » se demande Murielle Camac avec désespoir, tout en rejoignant « l’île Dickinson », juste après les collages de Liliane Giraudon et avant un très beau poème de Victor Rassov ?

Pierre Vinclair commente son expérience de traducteur à travers la « vision » des poèmes : les voir oui et comprendre « la vision qu’ils portent » puisqu’un poème est « réflexif », c’est encore plus vrai pour Dickinson, qui écrit littéralement enroulée sur elle-même (dans cet horizon resserré, on pense aussi à Celan). Le traducteur avance en terrain opaque, ici, et à tâtons (rythme ? Rimes ? Sens ?). Comment traduire Summer qui est à l’évidence un féminin pour Dickinson ? Par « été », trop masculin ? Non, « étée ». Quelle trouvaille… « ED trouve dans ce qui n’est pas là (…) le fondement paradoxal de son intérêt pour ce qui est là » : « déployer des gestes transparents dans quelques vers de vision pure » dit-il. Visible, invisible et aussi vitesse de l’incision, on ne le dira jamais assez. Une flèche, le vers, chez elle. « Le poème avance » (PV), « chaleur blanche » (ED). Les avancées de Pierre Vinclair nous laisse vraiment admiratifs, quel travail. !.

Dans l’optique de la privation et de l’intensité mêlées, Françoise Delphy analyse le rapport à la « nourriture », qui n’est pas gastronomique, loin s’en faut. Dickinson picore, comme ses oiseaux tant aimés, elle qui est toute de soif – :  « ce don que nul n’épanche », et de feu jamais éteint, mais ne désire pas consommer. « … le moi ne fait que contempler ces mets somptueux » dit Françoise Delphy. Ce qui compte ce n’est pas d’être repue, symboliquement ou non, c’est d’avoir faim, d’être privée, de creuser cette faim, cette soif, d’en faire son « paradis », d’en approcher l’absolu, ici encore. « Même refus de la matière » dit encore Françoise Delphy. C’est pour mieux ne pas te manger que j’explore ce désir de dévoration, semble-t-elle dire là où Tsvetaeva ne craint pas elle de dire son désir de l’étreinte tout à fait charnelle, « je t’aime et je veux dormir avec toi » écrit-elle le 2 août 1926 à ce pauvre Rilke qui était déjà presque sur son lit de mort…

Analyses précises de poèmes et textes plus généraux, dans ce numéro : formidable article, central, de Cécile Roudeau sur les liens de Dickinson et du monde, de la nature, de la destruction due à la guerre, approche de la violence de la poète par Guillaume Condello, « extase ou angoisse, c’est l’explosivité qui est l’horizon de ses variations d‘intensité », le beau texte analytique, Découdre les cieux d’Antoine Cazé, sur le rapport de Dickinson au ciel, « proximité » voire « familiarité » et « étrangeté », observe ce rapport immatériel, « le pas-tout-à-fait-révélé et le pas-tout-à fait-dissimulé », rapport que Françoise Delphy rapproche de l’Azur mallarméen. Stéphane Bouquet nous entrouvre le Paradis de Dickinson : « Paradis, Éden, les cieux » et il s’agit toujours d’absolu, de ciel, de « Dieu », mais pas toujours loin des émois de la chair, du lieu où se rend Samuel Bowles, objet d’un amour incandescent. Le Paradis pour elle serait un équilibre non menacé, le jour où le printemps est à son comble juste avant la brûlure de l’été.

Outre ces grandes lignes de lectures actuelles réunies par ce numéro d’Europe, qui toutes approchent le cercle de feu de Dickinson par des biais tout aussi divers que pertinents, donnant l’image de la force peu commune de cette petite personne frêle, une unité que je pourrais dire d’amour, se dégage. Je connais des gens qui ne comprennent rien à Dickinson et au fond en faisons-nous peut-être aussi encore partie, mais je ne connais personne qui ne l’aime pas.

« Emily », disons-nous avec affection et respect. « Emily », le prénom, est devenu un hapax repérable immédiatement dans la poésie. Seule Emily Brontë dont un poème choisi par Dickinson fut lu à l’enterrement de celle-ci, peut prétendre elle aussi au hapax. Mais ne sont-elles pas en quelque sorte « la même »?


Isabelle Baladine Howald

Europe n° 1137-1138, Emily Dickinson, janvier-février 2024, 345 p, 22 €

F. Delphy Emily Dickinson, dans la poche du kangourou,  Orizons, 2018,
Emily Dickinson, poésies complètes, Flammarion, ed bilingue, 2009

Susan Howe Mon Emily Dickinson, trad A. Cazé, Ypsilon, coll fragile, 256 p, 22 €

N’oublions pas l’énorme travail de défrichage de Claire Malroux, ni le travail des éditeurs comme Arfuyen, Unes et José Corti ou les Belles Lettres, autour d’Emily Dickinson, et j’en oublie sans doute.