On ouvre la vitrine poésie virtuelle du vendredi 22 mars 2024 pour y feuilleter quelques-uns des livres qui s’y trouvent.
André du Bouchet, L’Incohérence, Gallimard, 2024 (en librairie le 28 mars 2024), 21€
Présentation du livre sur le site de l’éditeur :
André du Bouchet a recueilli sous le titre L’incohérence des textes ayant fait l’objet de publications en revue, catalogue d’exposition et livre d’artiste. Les plus anciens datent de 1954 et ont été tellement retravaillés qu’ils sont presque méconnaissables. Le volume a été édité pour la première fois par Paul Otchakovsky-Laurens, chez Hachette, en 1979. En 1984, l’ouvrage est entré au catalogue de Fata Morgana. Épuisé depuis de nombreuses années, il fait l’objet, pour le 100e anniversaire de la naissance du poète, d’une réédition respectant la mise en page d’origine, avec ses espacements typographiques, la multiplication des signes de ponctuation et les annotations dans les marges.
Feuilleter l’ouvrage…
Extraits choisis par Poesibao :
Image à terme
L’évidence que recouvre le nom de poésie, tôt ou tard se révèle à ce point
banale que chacun de plein droit se l’approprie, comme si, à même l’obstacle
qui un instant a pu en retrancher, l’élément rare – évidence ou montagne –
de lui-même se déplaçait jusqu’à nous : que, poésie, rien, du coup, ne la
distingue d’une réalité dont elle continue de tirer, sans en conserver de trace
toujours reconnaissable, le pouvoir rudimentaire qui aveuglément nous a engagés.
(p. 51)
*
Transcrit d’un calepin
Soudain le vent, comme happé, remonte rapidement en direction du noir de
l’orage.
(p. 173)
La déchirure dans l’air : un instant, la montagne aura été cette déchirure. Je
me suis reformé autour du vide qui fait la montagne.
(p. 176)
Caillou, même rompu, qui demeure entier. Il ne manque rien à un caillou
(p. 177)
« Le pendu étrangle sa corde » (Paul Celan)… Jusqu’où peut aller, quand on
l’articule, le pouvoir de commotion d’une telle parole ? « étrangler sa corde »,
est-ce là parler clair – dans sa langue parler à voix haute et claire ?
(p. 178)
*
Martin Rueff, Au bout de la langue, éditions Nous 2024, 22€
Présentation du livre sur le site de l’éditeur
En français, le mot « langue » indique à la fois l’organe logé au creux de la bouche et la faculté de parole. On fait le pari que le rapport de l’un à l’autre n’a rien d’accidentel : tout comme la langue est le seul organe qui puisse sortir du corps, la langue que nous parlons est à la fois dedans et dehors. Une philosophie de l’expression se déduit de cette interrogation, ainsi qu’une poétique. Elles ne sont pas sans relation avec ce qui permet la liberté d’expression. Ces grandes questions sont ici affrontées sans jamais quitter la langue des yeux. Dans cette quête, on croise Aristote, des philosophes, des linguistes, des romanciers et des poètes, mais aussi un beat-boxer, quelques embrasseurs et Philomèle, dont la langue coupée dit la résistance multiple et opiniâtre. Avec elle, on va au bout de la langue.
Extraits choisis par Poesibao
À l’origine de cet essai, il y a une « Petite conférence », prononcée au théâtre de Cergy devant des enfants le 18 septembre 2020, en pleine épidémie de Covid. (…)
Comme souvent, un livre, fût-il modeste, est peuplé du regard et des voix des amies et des amis avec lesquels, fussen-tils morts, on ne cesse de prendre et de reprendre langue. Je dois remercier nommément celles et ceux qui m’ont aidé précisément dans cette enquête : Jean-Christophe Bailly, Jean-Patrice Courtois, Michel Deguy, Patrick Hochart, Laurent Jenny, Guido Mazzoni, Matthieu Mégevand, Claude Mouchard, Tiphaine Samoyault, Atsuko Tamada, Jean-Yves Tilliette, Frédéric Tinguely, Julien Zanetta et Nicolas Zufferey, mais aussi Vincent Debaene, Fabrice Brandli et Gabrielle Radica.
Je voudrais remercier les enfants en général et les miens en particulier. En vieillissant on ne cesse de se demander par quels moyens on a pu faire croire aux enfants et aux adultes que le mouvement menant les premiers, toujours prêts à sourire, à rire et à rêver, aux seconds, toujours prêts à se plaindre, à s’emporter et à médire, pourrait constituer un progrès réel et enviable.
*
Le nombre des langues parlées est en recul, de sorte qu’on peut parler ici d’espèces en voie de disparition. En tout cas la différence de chiffres peut pousser à faire toutes sortes de calculs et notamment on peut rappeler qu’il y a des personnes qui parlent plusieurs langues — on utilise précisément un mot grec, « polyglotte » qui ne signifie pas exactement que le locuteur a plusieurs langues, mais qu’il peut en parler beaucoup. Certains écrivains ont continué à écrire dans la langue de personne (comme l’a montré dans un beau livre Rachel Ertel). Cette situation plonge les poèmes de ces écrivains dans une très puissante nostalgie car ce n’est pas seulement le monde de la langue qui a disparu, mais bien la langue de ce monde. Revenons aux polyglottes. Parmi ces derniers, certains ont appris librement une deuxième langue, d’autres y ont été contraints à cause de déplacements obligés. On dit de certaines personnes qu’elles sont « douées » pour les langues et en raison de facteurs passionnants, on fera remarquer que les enfants et les jeunes gens apprennent plus facilement les langues que leurs aînés qui ont de bonnes raisons de les envier pour cette facilité. De manière plus spéculative, dans Le Monolinguisme de l’autre, un essai qui comporte une forte dimension autobiographique, Jacques Derrida s’interroge sur le prestige de la langue maternelle, qui semble compter pour une. Tout comme on a une seule mère, on aurait une seule langue — la langue maternelle. Fidèle à sa méthode, le philosophe va déconstruire ce privilège de l’un (le sous-titre du livre est : « la prothèse d’origine ») et la relation de propriété qui nous lierait à cette langue. Il se propose ainsi de partir de deux propositions incompossibles « 1. On ne parle jamais qu’une seule langue. 2. On ne parle jamais une seule langue » (p. 21). Une telle arithmétique contient une critique de l’origine et de sa sacralisation. Ce calcul est repris et prolongé dans les travaux que Barbara Cassin rassemble dans Plus d’une langue, livre dont le titre est une thèse. Il inspire aussi certaines des réflexions de Tiphaine Samoyault dans Traduction et violence.
(pp. 34-35)
*
Si Pierre Alferi a eu raison d’écrire : « c’est d’abord dans la langue que la littérature projette une origine », il faut dire qu’au lieu même où elle projette cette origine, elle la fait reculer, elle en éloigne le bout, elle le détourne : elle la tend devant soi pour y inventer sa cible. Elle instaure ce bout qu’elle cherche. C’est pourquoi écrire au bout de la langue a peu à voir avec chercher ses mots. C’est au contraire trouver ses mots pour dire ce que nous cherchons à faire. Écrire au bout de la langue ce n’est pas chercher des mots qui s’enfuiraient, c’est chercher la langue, en tâtonnant, avec ses mots. C’est être Orphée encore car la temporalité d’Orphée ne privilégie aucune époque du temps ; son lien avec le passé est aspectuel et ne relève pas de la différence temporelle : il ne tient pas à une époque révolue mais à un point de vue sur le temps. À chaque époque, le poème accroche une qualité du temps, ce qui requiert du poète une faculté à chaque fois différente. Poème du présent, le poème s’attache à la circonstance (le poète mobilise son attention et veille à ce qui vient) ; poème du passage en passé, il s’arrache au défaut du temps (le poète est alors l’artiste des regrets) ; poème du futur, il s’exerce peut-on dire avec Michel Deguy à « ineffacer le devenu-incroyable » (le poète est alors sujet de croyance sinon sujet à la croyance) ou comme le dit profondément Anne Carson, son économie est une économie de l’imperdu (unlost selon son beau néologisme, qui traduit l’unverloren de Celan). Cette dernière formule résout la difficulté suivante : comment être attentif au présent si le présent est vécu comme passé ?
(pp. 204-205)