Jacques Goorma, “Lucarnes”, une carte blanche à Marc Wetzel (et à Angelo)


Poesibao propose ici une belle lecture d’un livre de Jacques Goorma, par Marc Wetzel et son petit-fils de 9 ans.



Jacques Goorma, Lucarnes, Arfuyen, mars 2024, 128 pages, 14€


Mon petit-fils, 9 ans, n’aime pas le silence (il feuillette, sur ma table, le livre de Goorma, et a vu le mot “silence” entouré une bonne douzaine de fois). En tout cas pas le silence scolaire. Sa maîtresse l’exige toujours, mais, me dit-il “si on se tait, on n’entend plus qu’elle”. Par contre, le titre “lucarnes” intéresse le footeux en lui (ces angles de cible pour virtuoses du tir, juste avant “poteau haut rentrant” – absents d’un rugby qu’il dédaigne – le passionnent), mais il repose les pages, déçu (“Où sont les buts ?”). Enfin, il me met au défi de lui lire, parmi ces 333 micro-poèmes, trois ou quatre qu’il aimera comprendre. Je lis : “les enfants/ sont/ la prunelle/ des vieux” (p. 59) – et, même en précisant que prunelle c’est pupille, que pupille est précieuse, et que je compte sur la sienne pour lire un jour tous ces rayonnages, il montre que non. Je lis : “le livre/ sur la table/ personne/ sur la chaise” (p. 30), et il répond que sur la chaise, il y a quelqu’un (lui), et sur la table, il préfèrerait peut-être un autre (livre). Je lis :”je m’éveille soudain/ regardant tout autour/ comme venant/ de tomber du ciel” (p. 29), et là, quelque chose se passe (“Ah, ça lui arrive aussi, à lui” ? me dit-il). Je lis :”tous/ les sommets/ sont/ des impasses” (p. 103), et il réfléchit vite, pour rétorquer : “oui, si on redescend par le même chemin !” Alors je tente ce dernier quatrain, qui m’avait bouleversé la veille : “regarder ses mains/ c’est commencer/ à sentir/ qui les regarde” (p. 74) ; il me fait répéter (c’est volontiers !), regarde ses mains, puis, extraordinairement, et plus longuement, et un peu douloureusement, les miennes. “Moi, je sens encore rien avec les miennes, c’est normal ?”. Oui, ça l’est. Les mains font tardivement miroir. Et l’œil est une sacrée lucarne.

Angelo cherche alors des rimes et des pieds, qu’il n’y a pas. “Alors” me dit-il, “comment c’est de la poésie” ? Je lui fais répéter l’étrange question. Et il me dit : “S’il n’y a pas de vers, ni de petites histoires, ni rien, comment ça fait pour être de la poésie” ? Et, avant que je puisse trouver à répondre, il me dit :”Qu’est-ce qu’il fait, alors, dans ce livre, ton monsieur Goorma ? Il raconte ses rêves ? Il engueule les gens ? Il donne des conseils ?” J’aime ce dernier choix : “Oui” lui dis-je, “il donne des sortes de conseils”. “Comme lesquels ?”. Je dis “des conseils pour faire autrement, ou pour voir autrement, les choses”. Le petit-fils est alors un peu féroce : “Il a besoin de lucarnes, lui, pour voir autrement ?” Je défends Goorma comme je peux : “Oui, il propose de considérer les choses autrement, à chaque fois, c’est ça. Par exemple, quand tu as peur de la nuit qui arrive, considère au contraire qu’elle s’intéresse à toi (et je lis : “le soir appuie/ son front noir/ sur la vitre/ et te regarde” p. 37); quand tu crois crever d’ennui, dis-toi alors qu'”un grain/ de sel suffit/ à éveiller/ la saveur du radis” p. 23; quand tu te plains que toutes les journées débarquent et filent, lis avec moi que “du basculement de l’aube/ à celui du soir/ le jour nous salue/ sur sa balançoire” p. 19; quand tu ne saisis rien des grands discours de ton grand-père, pense plutôt qu'”un fauve/ est tapi/ dans l’herbe haute/ des mots” p. 64; quand on t’en veut d’arriver en retard, réponds que “la pièce manquante/ rejoint sa place/ l’ensemble/ s’illumine” p. 67…
Il a compris. “Et ça marche toujours ?” me dit-il, mal persuadé. Je vais lui avouer qu’il ne doit pas y avoir de recettes puisque l’Univers n’est ni un repas ni un camp d’entraînement – mais le petit frère menace de tout casser si l’aîné ne descend pas faire goal, et la suite est plus classique et seule. Goorma, me dis-je, est un homme peu classable : un lyrique, qui dit à peine “je”; un mystique, qui dit à peine “cieux” – et même pas du tout “Dieu”; un moraliste aussi, peut-être, qui ne dirait ni “bien” ni même “mieux”. C’est une poésie de l’ici et du maintenant, mais un ici signé de partout, et un maintenant daté de toujours : “tu as fini de vivre ailleurs/ depuis que tu vis ici/ l’ailleurs/ s’y trouve aussi” (p. 112), et “un jour/ le vieil homme monta/ sur le balcon de l’enfance/ pour regarder sa vie” (p. 113). L’homme est, philosophiquement, stoïcien (?) ; l’universel est le propre de l’être singulier (seul un individu se sait quelconque : “la porte/ grande ouverte/ personne d’autre que toi/ ne peut la franchir” p. 92). Mais aussi inquiet, kierkegaardien (?) ; ce n’est qu’en se mettant en déséquilibre qu’on trouve à chérir l’harmonie :”elle se hausse/ sur la pointe des pieds/ pour embrasser/ le ciel sur la joue” (p. 97). Et surtout, homme humble, complexe et chevaleresque, qui court derrière son âme, se sait insondable et a souci, pourtant, d’accueillir ses limites : “au réveil tu entends/ les derniers cailloux/ rouler du sac énorme/ de l’invisible” (p. 106); ” à la margelle/ du poème/ plonger le seau/ dans la nuit” (p. 119); et “l’auge/ se creuse/ pour abreuver/ l’ange” (p. 93).
Le mystère est peu hospitalier, mais on prend acte. Jacques Goorma ne joue jamais, à la Cocteau, au virtuose pour rire. Là où l’un minaudait (“Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur”), l’autre ici devine et contre-attaque (“tu ne peux/ empêcher/ l’illimité/ de grandir” (p. 109), autrement dit : puisque l’ordre du monde se dépasse lui-même, contentons-nous déjà d’être sa “dépouille” – la peau de sa mue. Et sa sorte de réponse à Wittgenstein est sobre et belle : “Ce qu’on ne peut pas dire…”, eh bien, il suffit de l’être ! (“tout mon être/ dit un mot/ que mes lèvres/ ne savent prononcer” p. 48). Et un christianisme d’action et d’entr’aide vraie suffit, comme le dit l’admirable image d’une eau qui nous sauve et désengloutit d’elle : “sur les pilotis/ de nos baptêmes/ nous bâtissons/ notre cité lacustre” (p. 53). Se sentir donc (et se supporter) enfant d’univers éperonné par l’infini, voilà, Angelo, ce que verra suffisamment venir Soeur Anne par ces “3 fois 111” lucarnes !
un navire invisible/ s’avance/ l’univers/ est une chambre d’enfant” (p. 84)  

Marc Wetzel, avec Angelo

Jacques Goorma, Lucarnes, Arfuyen, mars 2024, 128 pages, 14€


“seul le silence connaît
le secret de ce poème
tu peux donc
le connaître” (p. 27)

“le temps est muet
quand tu le fixes
il chante
si tu lui tournes le dos” (p. 43)

“ce qui n’est pas
décide
de tout
ce qui peut être” (p. 60)

“ton espoir
brille
comme une faux
dans l’herbe” (p. 68)

“les flocons
se rassemblent
se serrent les coudes
pour ne pas fondre” (p. 74)

“le corridor
qui mène à l’enfance
s’augmente de portes
toujours nouvelles” (p. 78)

“poème
échelle
abandonnée
au pied du silence” (p. 83)

“au cou
du silence
pend
une clé de lumière” (p. 95)