Édith Msika, « Malentendu minute ». [Les inédits]


Variations jouées par Édith Msika autour d’un indécidable, très inconfortable, la minute qui la guette, la prochaine minute à vivre.


 

MALENTENDU MINUTE


Nous voici arrêtés devant un miroir. À ce moment, je ne vois que ses yeux.
(…) J’ai devant moi deux fenêtres effroyablement sombres,
avec dedans une vie inconnue, étrangère. (…)
Rien, bien entendu, que de très naturel : c’est moi que je voyais reflété.
Mais, naturel, cela ne l’était pas, et l’image ne me ressemblait pas
(sans doute l’effet oppressant de toute la situation) – j’ai clairement senti de la peur,
j’ai eu la sensation d’être pris au piège, enfermé dans cette cage aberrante,
entraîné dans le tourbillon sauvage d’une vie abolie.
Evgueni Zamiatine, Nous, 1920.

 


Je pense à toi tout le temps. Je pense à toi comme toi, comme toi, pas comme quelqu’un à qui je dirais tu, mais à toi.
Je pense à toi le matin, l’après-midi, le soir.
Au cinéma je pense à toi, je te mets dans l’écran à la place de l’homme qui enlève son tee-shirt et on voit ses poils. Au moment où il fait ça, je vois ses bras poilus et ses mains. Et je pense que tu viens de te couper les ongles. J’aime que tu te laisses pousser la barbe et que tu te coupes les ongles. Je me ressens aimer des choses comme ça très factuelles, de tes phanères et de leur destin. Je n’aimerais pas du tout que tu te tondes les quelques cheveux qui te restent. C’est une hypothèse que tu caresses, je le sais. Tu dis que ça pourrait arriver. Tu m’as montré une photo de toi dans une rivière, on voit tes muscles des bras, on dirait que tu pêches d’un mouvement ample, et tes cheveux tondus apportent une note étrange, comme si tu étais un détenu dans la rivière. Un détenu en bleu ciel dans la rivière verte.

J’aime ta compacité, ta corpulence, j’ai toujours aimé la chair lourde des hommes. Visiblement lourde, palpable. La chair ramassée à l’intérieur de ta peau est particulièrement localisée à son aise, compactée sans gêne aucune.

Il n’y a pas besoin de résister, c’est ce que tu m’as dit. Je t’ai regardé, très étonnée, je ne comprenais pas en quoi je résistais, ni à quoi. Je comprenais que tu me comparais à un élastique un peu large, de ceux qui tiennent les dossiers pour éviter qu’ils ne s’éparpillent à terre en un mouvement précipité. Je comprenais que je devais m’éparpiller un peu, accepter de m’éparpiller, accepter d’être un peu plus souple.
Il me semblait que c’était me rendre. Me rendre à l’ennemi, drapeau blanc déployé agité. Tu devais être l’ennemi pour me demander une chose pareille. Tu devais avoir des intentions à mon égard, des intentions particulièrement retorses.
Je cherchais les intentions, il y a mille manières de les repérer.
Être aimée me paraissait suspect. Alors je cherchais les intentions, je décryptais les messages, je me mettais en colère contre les abus de pouvoir. En face, tu te mettais aussi en colère, tu prenais ta grosse voix.
J’avais peur, je t’écrivais des sms censés prouver que j’avais peur de toi, que j’étais partagée entre le désir et la peur, quelque chose comme ça. Je tâchais de trouver des formulations spirituelles, je devais absolument rester drapée dans la formulation adéquate, il me semble que j’étais identifiée à cette exigence.

J’aime ta grosse voix, j’ai de secrets frissons quand tu me grondes. Un homme gronde, un homme a la voix grave. Je ne sais plus si tu as raison, je n’ai pas le choix, j’aime ne pas avoir le choix. Il faut t’apaiser, ensuite, il faut que tu puisses redescendre de ta colère, graduellement, avec panache, comme on redescend le flanc d’une montagne aidé d’un bâton, au soleil couchant. Il faut calmer le lion une fois qu’il a rugi.

J’ai le cœur qui bat de penser à toi. Et parfois une légère nausée. Je ne sais pas qu’en faire, que faire de mon corps pendant qu’il pense.
Je marche à grandes enjambées dans la maison. Parfois je m’en veux de penser que je pense à toi, en même temps que tu es là. Je voudrais que tu ne sois pas là pour mieux penser à toi. Je suppose immédiatement que c’est banal, que de nombreuses femmes, de nombreux êtres humains procèdent de la sorte. Je voudrais penser de manière tangible. C’est un échec à chaque fois. Souvent je ne cherche pas la difficulté, elle se présente d’elle-même. J’ai un relatif agacement à mon propre égard. Je le chasse. Il revient.

Je reviens à penser, une fois que la maison est calme, une fois le calme revenu, une fois la nuit advenue, une fois la nuit installée, une fois le dîner terminé, la vaisselle lavée, une fois toi endormi, une fois que tu m’as regardée avec tes grands yeux verts, une fois toi enfoui sous la couette de ton lit, je reviens à penser, comme un retour de toi à penser.
Je m’y replonge comme dans une affaire en cours, toutes autres affaires
cessantes : il est temps de penser à toi.

Revenir à penser à toi c’est mieux, je ne sais pas pourquoi mais c’est mieux dans la situation telle qu’elle se présente, c’est la condition qui me convient le mieux en ce moment.
Je n’ai pas tellement de projet en ce qui te concerne : je pense à toi, que tu sois là ou non. Je te regarde et tu me plais, ça ne fait pas dans le détail, cette pensée que j’ai de toi, ça embrasse la globalité de ton corps, puis ça se détourne parfois, repoussé par l’ampleur de la tâche, ou par un regard, ou par un sourire, de toi, ou bien par mon propre regard qui subitement s’arrête sur un détail et fait fuir la pensée.

Tu es loin, je pense à toi, tu m’appelles ; nous nous parlons. Parfois nous ne nous parlons qu’à peine. Tu veux entendre le son de ma voix. Je ne sais pas quoi dire, je me saisis de n’importe quelle nouvelle que je développe avec des variations, des parenthèses, des emporte-pièces, des coqs-à-l’âne.
Le monde est vaste à être dit. Les villes nous enveloppent, nous les aimons à la folie.
J’ai absorbé trois œufs à la coque après avoir longtemps tergiversé, deux ou trois, trois, deux, deux, trois, allez, trois. Tu ne quittes pas ma pensée, je suis enveloppée de toi.

La pensée du manque m’anime ce matin, à peine réveillée. Je ne manque pas suffisamment. La pensée de toi, je la chasse comme une mouche moribonde, ça ne m’enveloppe plus, ça me dérange. Je manque de manque. Nous ne nous comprenons pas, nous crions, nous nous bagarrons, et les échos de ces bagarres me hantent au réveil.

Tu appelles, prêt à embarquer pour rentrer en France. Je te demande quelle heure il est, ici, c’est l’après-midi. Puis j’entends que tu attendais chaque jour un mail qui n’est jamais venu. Ça ne m’est pas venu à l’esprit, puisque tu m’as dit dès le début que tu n’arrivais pas à en envoyer j’en ai conclu que tu ne pouvais pas en recevoir non plus.
Pire, je te dis que je ne viens pas te chercher demain à l’aube.
Le silence désappointé qui suit en dit long sur ta contrariété. J’essaye d’expliquer, je m’enfonce, l’heure matinale, le risque d’embouteillage du matin de l’aéroport vers Paris, le décalage entre toi et moi, tu dis qu’il n’y a pas de décalage pour toi, on s’enfonce dans la glu du dialogue qui va nulle part.
Je suis très ennuyée.
J’ai peur, je ne sais pas de quoi, mais j’ai peur.
Je ne sais pas ce que tu me veux. Je me sens menacée par ton amour. Je ne sais pas si c’est de l’amour, sinon c’est quoi cette demande ? Je voudrais bien ne pas me sentir obligée. J’ai le cœur qui soudain bat vite, et une légère nausée. Puis je m’endors subitement pour un sommeil aussi profond que bref, sur mon fauteuil de bureau.

J’ai peur que tu reviennes, que toi revenant, de ne plus pouvoir penser à toi tranquillement en regardant les courbes gracieuses des arbres aux fleurs blanches. Cette nuit, il a neigé sur elles, j’ai assisté à un moment féérique, j’ai allumé à l’extérieur, la neige s’était installée sur chaque forme, je ne pouvais plus détacher mon regard des flocons tombant.

Il me manque souvent quelque chose, mais j’ai du mal à savoir quoi. Je vaque souvent parmi les objets à la recherche infructueuse de l’un d’entre eux, que j’aurais perdu. Il me semble qu’avec les pensées, c’est la même chose, je recherche une pensée qui m’a filé entre les doigts.
Je ne pense pas à toi, le temps attaque la pensée de toi. Le temps, les occupations, les préoccupations amoindrissent la pensée de toi, et même ta voix ne la ramène pas à la surface.
Je ne sais pas où c’est passé, c’est évanoui, mon sentiment.
Je ne sais pas qui tu es, je ne l’ai jamais su.

*

Elle ne connaît pas cet homme, elle est emportée dans une situation qui la dépasse, elle est devant un parfait inconnu.
Plus elle interroge son visage sur des photos, moins elle arrive à savoir quoi que ce soit. Elle est dans l’absence de cet homme et ne sait pas ce qu’elle ressent, n’accède pas à ce savoir, c’est indécidable. Elle demeure dans cet indécidable, très inconfortable, sans issue autre que le temps devant elle, les jours à venir, les heures qui suivent, la minute qui la guette, la prochaine minute qu’il va falloir encore vivre.

©Édith Msika