Dossier Nuno Júdice, par Catherine Dumas


A la suite de la disparition toute récente du poète portugais Nuno Júdice, Catherine Dumas propose ce dossier à Poesibao.  



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Nuno Júdice (1949-17 mars 2024) est un poète portugais reconnu internationalement (Prix de poésie ibéro-américaine Reina Sofia 2013, entre autres), un essayiste et un romancier, directeur de la fameuse revue Colóquio-Letras. Il fut également le conseiller culturel de l’Ambassade du Portugal et le directeur de l’Institut Camões à Paris de 1997 à 2004. Il a publié son premier livre de Poésie, A Noção de Poema, en 1972 et le dernier, Uma colheita de Silêncios, date de 2023. De nombreux livres sont traduits en français, publiés en particulier chez Gallimard dans la collection Poésie, chez Fata Morgana et au Taillis pré. Teresa Almeida, dans la préface de Poesia Reunida 1967-2000, écrit : « ce qui impressionne le plus dans les premiers livres de Nuno Júdice, c’est le régime des images et la force des figures ». Que ce soit en effet dans le portrait ou le paysage, avec en toile de fond l’intermédialité des arts et de la musique, il en sera toujours ainsi jusque dans ses derniers livres. Le poète, quant à lui, s’est confié à Ana Marques Gastão en ces termes : « Chacun des gestes qui conduit au vers correspond à une technique qui concilie la musique et son articulation avec la phrase, la peinture sous-jacente au choix des images et des formes du monde, la photographie qui fixe l’instant où se condense le noyau du poème […]. La légèreté nait de ce magma de matériaux – comme la statue se défait du poids de la pierre ou du marbre » (in A. Marques Gastão, O Falar dos Poetas, Porto, Afrontamento, 2011, p. 403). La » légèreté » vient en outre au poème du fait de l’ironie teintée d’humour propre à cette poétique du détour. Nuno Júdice a également traduit de nombreux poètes de plusieurs langues, n’ayant de cesse d’interroger à la fois le poème et le monde.

Anthologie permanente


E aprendo a lenta costura das borboletas
no seu casulo de erva. Ouço a respiração
dos aprendizes da metamorfose e liberto-os
do seu comércio de imagens: « Limitem-se
a ver », digo-lhes. « O segredo da cor
pertence aos inventores de asas, àqueles
que conhecem os caminhos do
relâmpago, a esses de cujas mãos goteja
o sumo de um botão de flor » E ouço,
no silêncio incerto dos seus lábios,
um desflorar de dúvidas no instante
em que a ave emerge, intacta e pura,
do seu próprio reflexo.

Et j’apprends la lente couture des papillons
dans leur cocon d’herbe. J’entends la respiration
des apprentis de la métamorphose et je les libère
de leur commerce d’images : « Limitez-vous
à voir », leur dis-je. « Le secret de la couleur
appartient aux inventeurs d’ailes, à ceux
qui connaissent les chemins de
l’éclair, et dont les mains laissent goutter
le suc d’un bouton de fleur ». Et j’entends,
dans le silence incertain de leurs lèvres,
une défloraison de doutes à l’instant
où l’oiseau émerge, intact et pur,
de son propre reflet

Isabel Pavão, ten impressions of rose and sea, dix impressions de rose et de mer, édition trilingue, « Dialogue entre impressions et poèmes », poèmes de Nuno Júdice traduits en anglais par Carmo de Vasconcelos-Eggers et Phil Eggers, et en français par Catherine Dumas, Tesserete, Suisse, Págine d’Arte, 2016.

*

Toute chose a un reflet où s’agitent
les eaux du temps. Comme si un fleuve pouvait
aller en sens inverse, j’accompagne son cours jusqu’à 
cette source depuis longtemps perdue. Peu à peu, 
me saisissant de la clepsydre de la mémoire, je transforme 
la source en estuaire. « À quoi sert de changer
l’essence des choses », demandes-tu. C’est peut-être aussi inutile
que de savoir d’où vient l’éclair qui a illuminé
la nuit ; ou tout aussi obscur que le sens
des mots les plus simples.
Et je prends le bateau de ton corps, suivant
le chemin que m’indiquent tes bras. Un ballet 
de voiles et de vélums conjugue la grammaire 
des sentiments. Je regarde l’étoile
la plus lointaine dans le ciel de tes yeux, et je me laisse 
guider par sa brillance. Un chant traverse
l’océan du désir jusqu’à ses limites, et son écho 
perdure dans ce vol qui déchire l’immobilité
des nuages. Parfois, une pluie d’adjectifs
tombe sur la blancheur de la phrase. Je les disperse
sur la page, telles des feuilles d’automne.
Et j’aime cette bouche silencieuse
qui émerge de la page pour que je la touche,
et que je sente la chaleur humide qui la parcourt. 

Laurine Rousselet et Nuno Júdice, Réponses à la lumière, accompagnement artistique Bernard Maninot, les poèmes de Nuno Júdice sont traduits par Catherine Dumas, Marseille : éditions de l’Aigrette, 10 juin 2023.

*

MAR

Ventos estáveis, gaivotas sobre
os molhes. A rebentação fixa-se
no ouvido. O som da água
nas fissuras da rocha, os gritos
que se perdem nas praias.

Barcos ancorados
na floresta.

Nuno Júdice, Pedro Lembrando Inês, com um desenho de Graça Morais, Lisboa: Publicações Dom Quixote, 2001.

MER

Des vents stables, des mouettes sur
les môles. Le déferlement se fixe
dans l’oreille. Le son de l’eau
dans les fissures de la roche, les cris
se perdant sur les plages.

Des bateaux ancrés
dans la forêt.

Nuno Júdice, Pedro, évoquant Inês, illustrations de Graça Morais, traduction de Marie-Claire Vromans, s.l., Fata Morgana, 2003.

*

VARIAÇÃO CAMONIANA

Se estas mudanças são como outras
que foram o que já antes tinham de ser,
que mudanças serão, agora que tudo
permanece do que mudou, e não é?

Ou será apenas o que fica a imagem
do que mudou, sabendo que entre
mudar e ficar não há ser que mude,
quando todo o ser o é sem mudar?

Assim, mudo o ser que não mudou
só para que tudo fique sem mudar;
e ao ver o que mudou, volto a ser

o que sempre fui, sabendo que só
mudando havemos de ficar, e só
ficando seremos o que vai mudar.

Nuno Júdice, Geometria variável, Lisboa, Publicações Dom Quixote, 2005.

VARIATION COMONIENNE   

À supposer que rien ne change
que ce qui a toujours changé,
quel autre changement pourrait advenir quand
ce qui a changé demeure, et aujourd’hui n’est plus ?

Ou bien, ne subsisterait-il rien d’autre que l’image
de ce qui a changé, sachant qu’entre
demeurer ou pas, l’homme jamais ne change,
car tout être est, sans même changer ?

Ainsi, je change l’être qui n’a pas changé
uniquement pour que tout demeure inchangé ;
et voyant ce qui a changé, je redeviens

celui que j’ai toujours été, car en changeant
seulement, nous demeurons, et en
demeurant, nous sommes ce qui a changé.

Nuno Júdice, Géométrie variable, traduction de Cristina Isabel de Melo, Vagamundo, avril 2011.

Dossier réalisé par Catherine Dumas