Anne Malaprade ouvre pour les lecteurs de Poesibao ce livre discret et magnifique de Jackqueline Frost, traduit par Victoria Xardel
Jackqueline Frost, Notes sur le tragique prolétaire expérimental, traduit de l’anglais par Victoria Xardel, Eric Pesty Editeur, 2024, 24 p., 12€.
Jackqueline Frost et Victoria Xardel ont chacune déjà publié un livre aux éditions Éric Pesty. On les retrouve aujourd’hui dans une sorte de partition à quatre mains et deux voix, puisque la première est traduite par la seconde. Ce travail donne lieu à un livre discret et magnifique : un objet dont la beauté et l’élégance donnent accès à une pensée politique autant que poétique. La note 8, « Lente, sombre et bleue » décrit ainsi la matérialité du livre et le travail de lutte qui, le déterminant, lui donnent son aura et sa puissance.
Le titre indique qu’il va s’agir d’une série limitée de Notes numérotées (dix-huit au total, dont aucune n’excède une page), sur un concept et un triptyque qui sont aussi un horizon d’attente : le tragique prolétaire expérimental. Si ces trois mots sont familiers, leur alliance l’est moins, et ouvre une perspective dont le livre va donner quelques contours. J’ai parlé de quatre mains à l’instant, en fait l’expression est impropre. D’autres voix, d’autres musiques, d’autres écrivains sont convoqués, et constituent un chœur dans lesquels on retrouve tour à tour Aimé Césaire, Marcel Mauss, George Lamming, William Faulkner, Tillie Olsen, mais aussi des expressions américaines comme « white trash », ou encore des chanteurs tels Jason Molina, Albert King, Johnny Cash, Al Green ou les Balfa Brothers et Henagar-Union Sacred Harp Convention.
Ces notes pensent dans le son et la musique, dans le blues et le gospel, dans le rock et le folklore, dans la fiction et dans la langue, dans les mots et dans l’Histoire. Elles sont précédées d’un extrait du Cahier d’un retour au pays natal dans lequel Aimé Césaire décrivait en 1939 « une maison minuscule » qui abrite ses six frères et sœurs et ses parents, tous marqués par le travail et la pauvreté, la saleté et l’épuisement, la misère dans et par le travail, la faim jamais comblée. Une torture renouvelée et épuisante de corps adultes dont le seul bien et l’unique richesse reposent dans leur progéniture. Chez les Romains, les prolétaires, déjà, n’étaient considérés comme utiles que par les enfants qu’ils engendraient. Ces enfants, justement, sont peut-être ceux qui vont pouvoir réaliser quelques-unes de ces Notes que Jackqueline Frost met ici au point. Soit : inventer une langue des damnés qui ne soit pas maudite pour autant, remettre en jeu le passé accompli et le déraciner, expérimenter un tragique baroque marqué par « la grandeur, l’exubérance, l’irrégularité, la couleur, le mouvement, le contraste, le détail, la flamboyance et l’asymétrie », oser le « style outré « et agressif, explorer une « sombre réalité », « composer » une autre musique qui explore « les conditions de possibilité d’une vie humaine entièrement différente », métamorphoser les rapports humains, exploiter les sentiments sociaux pour que la colère et la délinquance engendrent une morale inédite, abolir la société de classes, « inventer un avenir esthétique », explorer la « joie vengeresse » du Carnaval. Sortir d’un présent « aveugle et bancal ». Se défendre de toute naïveté.
Un héros tragique, alors, se dessine dans ce « tu » qui apparait sur la scène de la Note 17. « Tu perçois l’autre côté du récif et tu endures, tant que faire se peut, les légers affronts, les remarques, les faux-semblants. » A partir des blessures, des manques et des ratés, à partir de cette « bicoque » dont parlait, déjà, Aimé Césaire, ce héros — toi, moi, nous, vous, l’autre, celui qui ne se taira plus en tout cas —, devra creuser la faille, affronter le trou, la béance. Son éthique et son devoir consistent en tout cas à ne jamais la combler par du « béton », matière impropre à soulever et révolutionner l’ordre des choses. Et le chœur qui accompagne ses gestes rappelle, à la toute fin du livre, que ce type d’action ne se conçoit pas sans le collectif, et sans le désir de fonder une communauté baroque : étrange, unie, vivante.
Anne Malaprade
Jackqueline Frost, Notes sur le tragique prolétaire expérimental, traduit de l’anglais par Victoria Xardel, Eric Pesty Editeur, 2024, 24 p., 12 euros.
3 extraits
12. Une sorte de terreur personnelle devant l’Histoire ;
l’impossibilité d’y échapper ; cette musique.
14. La Country « Golden Age », la Southern Soul, le Delta Blues, les valses cajuns et la Harpe Sacrée.
15. La conscience de soi dans la vie d’un peuple trouve
son analogie dans le dévoilement progressif du destin
d’une figure tragique et la marche de l’évènement tragique
vers un avenir au regard duquel le présent semble aveugle
et bancal.