Dominique Fourcade, « ça va bien dans la pluie glacée ? », lu par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald entraîne à sa suite le lecteur de Poesibao dans les pages de ce livre de Dominique Fourcade.



Dominique Fourcade, ça va bien dans la pluie glacée ?, P.O.L., 2024, 80 p., 17€


Une position morale

« Non, ça ne va pas bien dans la pluie glacée » écrit ailleurs Dominique Fourcade en réponse au titre de son livre « ça va bien dans la nuit glacée ? » , paru chez P.O.L. Cette sorte de journal de l’automne 2023 est aussi comme un écho à son précédent livre Flirte avec elle, dont nous avions rendu compte ici-même.

Avant vous m’avez fait chercher, je ne savais pas lire Dominique Fourcade, et au fond je ne prétends pas savoir lire qui que ce soit, mais je ne peux pas m’empêcher d’essayer, et j’aime essayer. Avec ce livre, si finement élaboré avec Hadrien France-Lanord et Sophie Pailloux-Riggi, j’ai aperçu toutes les ouvertures, les lignes de fuite et les possibles. A chaque livre, un peu mieux qu’avant.
Essayons, donc : « quelque soit le mot à mot du déchirement, texte et contexte mais c’est le texte le contexte, il y a toujours des jours où mourir, des êtres à chérir, des lignes à écrire, c’est un risque et c’est une chance, c’est, j’espère, ce que dit ce livre, qui sait au moins qu’il n’y a pas d’ailleurs ». En effet, c’est ici et maintenant que ça se passe, quoi, l’amour, la guerre, l’angoisse et le désir, c’est maintenant pour/contre la guerre, plus que jamais. Nous voilà pro-ukrainiens et anti-russes, anti-Netanyahou et pro-gazaouis, c’est-à-dire nous voilà consternés de choisir malgré nous, ne parvenant pas à rester au milieu… Sous l’égide morale de Kafka le visionnaire : « un bond hors de la file énonce Kafka pas seulement un pas de côté, ce qui signifie qu’il faut s’arracher, s’éjecter. si on reste dans le rang on ne peut qu’être meurtrier », « je me mets sur les rangs pour être celui qui ne viole pas », qu’il s’agisse de l’Ukraine ou de Gaza. Celui qui est confronté au bien et au mal là où ceux-ci coexistent dans le même être, le même pays, c’est ici celui qui « vient de l’écriture … qui est mon amour ».

J’entendais hier soir une jeune femme iranienne, exilée, merveilleusement belle, dire « ce qu’ils ne peuvent tuer en Iran, c’est l’art », ou quelque chose comme ça. Dans le livre de Dominique Fourcade, qui vit en France, on n’entend que cela, au fond : il reste l’art. Il lit, Kafka, Dickinson, Neige Sinno, d’Aubigné, Flaubert, Tsvetaeva, Kertész, Montaigne, la Boétie ou Barthes, Genet et Perrault, il regarde Lascaux, Matisse, Manet, Aillaud… Hors l’art en effet, point de salut, au moins pour nous. J’espère que cela a aidé Alexeï Navalny qui n’avait qu’un livre dans sa geôle. Cela nous aide nous, à supporter le meurtre extérieur.
On retrouve la position morale d’un Albert Camus dont on ne dira jamais à quel point il est actuel. Dominique Fourcade transpose cette position : « après la Shoah, être juif, pour moi qui ne le suis pas, est avant tout un devoir moral qui s’impose à moi.de même qu’aujourd’hui être palestinien sans cesser d’être juif. si je m’en tiens à ça, il me semble que je clarifie un chapitre important de ma vie ». Et aussi : « le plus irréparable causé par la Shoah aura été la fondation d’Israël dans la forme où il a été fondé… mettant ses propres jours en danger… … il est au bord du méconnaissable », ce qui pose le mur de l’impasse dans laquelle nous sommes en ce moment…
Nous sommes nombreux à nous sentir ainsi déchirés, à nous sentir brisés par des dates récentes, 7 et 9 janvier 2015, 13 novembre 2015, 24 février 2022, 7 octobre 2023 et d’autres à venir nous hantent déjà…
Le livre est bien sûr aussi sous le signe de l’érotisme par touches, « l’éros ça vous détourne de Dieu » !, par l’écriture, par le temps qui passe sur nos corps, irréparable.
Il y a aussi les scarabées qui passent, le « besoin d’être entouré », et nos petites-filles que l’on voudrait toujours entendre rire dans le soleil.
Tout le livre dit cette sorte de paralysie que nous cause l’angoisse et Dominique Fourcade essaie de trouver des passages pour lui-même et peut-être pour nous : « beauté mon efficace et la seule à l’être ».

Isabelle Baladine Howald

Dominique Fourcade, ça va bien dans la pluie glacée ?, P.O.L., 2024, 80 p., 17€

« Quand même quelle douche nous prenons ensemble, aujourd’hui, maintenant, à la fin de notre vie, nus et sans protection, d passe de douche à détresse, ensemble comme jamais sans que nous l’ayons voulu, du fait que l’Occident, meurtre sur meurtre, s’effondre sur lui-même sous les coups qu’il se porte, il est terrible d’être ensemble à ce point parce que nous revenons sans nom, le néant (…) je sais maintenant que ce qu’il faut à tout prix faire maintenant, avant la fin, un bond hors du rang des meurtriers, je sais que c’est ce qu’il faut inventer … » (p. 9-10)