Esther Tellermann, « Votre écorce », lu par Michaël Bishop


Michaël Bishop, en poète et philosophe, traverse ce livre d’Esther Tellerman dont il dit que le « soudain » est au cœur.



Esther Tellermann, Votre écorce, La Lettre volée, 2023, 100 pages, 17€.


Le soudain est au cœur de ce livre. ‘Un arbre et / puis soudain, lit-on dès les premiers vers de ce beau et si subtil recueil d’Esther Tellermann, la distance / où s’inventent / des sommeils / des souvenirs / simples / des mots pour / disparaître’ (5). Il est le site de la mortalité, du temps, de sa persistante surprise, d’un inattendu surgissement d’étance au sein de l’immédiat de notre être-là. Il ouvre l’incessant débat de ce là, comme des formes à jamais mouvantes de son étance. Chaque expérience offrant sa spécificité inaliénable, à la fois compacte, prise dans ‘la lenteur / [de son] cercle’, brusque mais ample (31). Complexe, aussi, pris dans les sans doute infinis plis d’un être déferlant son sens, son pourquoi, son orientation, son destin, sur les sables mouvants de la conscience, soudaineté tantôt divinatrice, tantôt tâtonnante car ‘confond[ant] / l’éclat et / la peur / rest[ant] au bord / du geste’ (68). Ce qui peut provoquer un sentiment de paradoxalité, d’indétermination au cœur de l’acte d’écrire, ‘un livre soudain, dit Tellermann, s’écri[vant] au creux / de tous les paysages / figuiers eucalyptus / monde soudain / ouvert / qui s’abandonne. / Vous raturiez / la phrase / pour la syllabe / laissée ouverte’ (79). Le cela de ce qui est éprouvé s’ouvrant sans cesse dans l’implacable déhiscence d’un inabouti, d’une manière d’étance rêvée mais vécue comme fugace, fragile.

Car Votre écorce s’avère le site non seulement du soudain, mais aussi d’un désir, d’un vouloir sans bornes, ‘improbable’ dirait Bonnefoy, où l’expérience de l’immédiat de son être-là glisserait vers une altérité au-delà du rationnel, du descriptible, où la ‘fable’ (76) s’immiscerait dans le poétique, le modifierait, le réimaginerait. Où le corps s’affranchirait de sa contraignante quoique bien-aimée matérialité et assumerait l’impulsion de quelque chose comme une plus pleine spiritualité, une étance autrement incarnée. Désir d’‘ invente[r] / la terre’ (21), certes; d’‘inventer ce ‘corps’ perdu qu’il ‘fallut’ réincarner sous forme de cet emblème qu’est à chaque moment le texte matériel du poème où pourtant persistent à manquer ‘des pétales / qui tremblent’ (49); d’accéder à cette ‘écorce’, obstacle mortel mais site d’un passage ‘qui s’ouvre / découvre / le nerf / et l’évidence’ (62). Désir, en effet, désespérément, car passionnément vécu, ‘d’une peau ou / d’un autre possible’ (83), le mortel-vécu fatalement et simultanément incliné, dirait-on, vers l’idéalité d’un hic et nunc mémoriel et cette autre idéalité de cela, invisible, immatériel car pure et impulsive conjecture idéelle, intuitive conscience, sans doute, de cela où mène la pente de l’être, ce catapultage d’une agnose dans le non-temps, le non-espace, miroir de cela, cet indicible du noli me tangere d’où émergeraient naissance et enfance. Avec persistance murmurent ‘le son / de l’autre monde’ (12), ‘les voix où / s’exténuent / [c]es dieux’ que le moi profond mais immanent veut réécouter (8), l’urgent désir ‘qu’encore / surgisse hors / de soi / le germe’ (25), celui de tout devenir, toute croissance, tout le créable. Et cette impulsion à jamais se renouvelant, ‘l’insuffisance / des possibles / « rien ou l’espace » / recouvrant / le Dieu’ (74).

On n’oubliera pas, lisant ces poèmes sans titre pour les guider, marquer leur direction, que l’amour et l’amitié (98), forces aussi inébranlables et aussi inexplicables que la conscience elle-même, ne cessent de tout nourrir, et que l’inexpliqué gît, mais vivant, dans le cœur même du poïein. Qui, ici et partout dans l’œuvre d’Esther Tellermann, multiplie, mais authentiquement, questionnement et doute, échange et intimité, indétermination (pronominale et référentielle) et non-contextualisation, incertitude face à la parole et, au mieux, ‘une sorte de sens / où je m’agrippe’ (65). Partout l’assertorique se trouve miné par un agencement des vers qui, souvent, tout en déroulant du sens, le problématisent. Surtout domine la question, l’énigme irrésoluble, de l’expérience de son être-là-dans-le monde. Je pense tout de suite à ces vers inoubliables de Matière de lumière de Heather Dohollau, auxquels fait écho sans le savoir un des poèmes d’Esther (86) : ‘ce que nous ne sommes pas / ce que nous ne sommes pas / Est ce que nous sommes’ (sp). Paraissent lutter avec de telles tensions, à la fois viscérales et spirituelles (au sens large du terme) et sans distinction, ces vers d’un des derniers poèmes de Votre écorce :

Ils avaient voulu
« à l’insu de la peau » 
          autre chose
puis soudain
          eaux brûlent
les poumons
ils avaient
consumé     les
semences et l’air
            lèvres
n’avaient suffi
ni la pluie
et ce qui tombe. (93)

Tensions, ambiguïtés, équivoques, effectivement, et qui surgissent si souvent des flottements de vers ou mots ou citations non attribuées créant des juxtapositions et continuités quelque peu sibyllines, insondables. Les trois derniers poèmes du recueil n’arrivent pas à lever ce poids qui ne cesse de peser sur la langue comme sur la conscience qui modèle celle-ci, s’y mesurant comme elle peut. Et, peut-être, le signe le plus urgent et puissamment révélateur de ces défis, ne serait-il pas la répétition, au cœur même de l’ultime geste poïétique du livre, du mot comme, blason de l’à-côté, du méta, de cette non-coïncidence fatale des outils de la poésie et de l’être et des sites, les de son inscrutable déploiement ou orientation ou sens? On relira avec profit le poème qui commence ‘Vous disiez…’ (9) ou celui où, face à ce ‘tourbillon / plus haut que nous / des morts conjugués / aux restes’, le ‘chant’ (poïétique) serait cela qui ‘encore dresse la trace des / temples éteints / où s’inventaient /les formes / des mondes’, ceci articulé pourtant sous forme d’un questionnement, d’un invérifiable (18). Partout, dans Votre écorce, de belles, d’émouvantes ‘paroles poudreuses / berçaient / l’incertain’, lit-on (64), le poème ce lieu et cet acte d’un peut-être, ‘léger’ (9), impossiblement péremptoire, frôlant à la fois un ‘rien / un secret’ (28), ‘pren[ant au mot / la matière / qui devient’ (82) – qui n’est jamais fixe, définitive, situable, dicible, car prise dans ‘l’immense / [et] « le mot qui / résiste »’ (94), celui-ci inlassablement aux prises avec celui-là.   

Michaël Bishop

Esther Tellermann, Votre écorce, La Lettre volée, 2023, 100 pages, 17€.