Marc Blanchet et Philippe Di Meo proposent un dossier autour du poète italien Domenico Brancale, encore jamais traduit en français
Six poèmes de Domenico Brancale, extraits de Per diverse ragioni (Pour différentes raisons), Passigli, 2017.
Présentation de Marc Blanchet. Traduction de Philippe Di Meo.
Ça commence ainsi : la rencontre à Venise en 2021 d’un poète qui vient d’éditer le livre de Franck Venaille, C’est à dire (Mercure de France, 2012 ; Ciò è, Finis Terrae, 2021), dans la traduction de Bruno di Biase. Micha Venaille, son épouse, qui vit à Venise depuis le décès du poète en 2018, me présente Domenico Brancale, né en 1976 dans la Lucanie, qui a fait ses études à Salerno, et vit aujourd’hui à Venise. Depuis il traduit des auteurs français avec une remarquable précision : Cioran, Artaud, Royet-Journoud, J. Giorno… Dans le jardin attenant à une galerie d’art, la Galerie Bordas, nous nous retrouvons à lire lui et moi. Je souhaite en savoir plus sur l’homme. Il me fait l’amitié de m’adresser son livre Per diverse ragioni (Pour différentes raisons). Je demande à Philippe Di Meo s’il accepterait de traduire quelques poèmes de ce livre, tant je sais que ce traducteur de Giorgio Manganelli, Andrea Zanzotto, Giuseppe Bonaviri, Pier Paolo Pasolini (entre autres) en livrera l’essence avec une finesse rare. Qu’il en soit chaleureusement remercié ! Domenico Brancale a eu ensuite la gentillesse de me donner quelques précisions sur son écriture, avec cet esprit de communauté poétique qu’il irrigue avec bonheur en Italie, en multipliant les collaborations, les performances, les amitiés. Inutile d’en dire plus sinon se réjouir pour le lecteur français de découvrir pour la première fois quelques poèmes d’un auteur dont j’espère de tout cœur qu’un ouvrage traduit en français paraîtra prochainement, comme un juste retour.
Marc Blanchet
Remerciements et salutations amicales à Micha Venaille, Philippe Di Meo, Bruno di Biase et Sophie Franza
Étrangers. Les jours ne reviennent pas.
Pour différentes raisons, nous vivons
derrière les paupières de quelqu’un.
Le dehors résiste. Obstiné. Le dehors limite.
Derrière lui, nous vivons
Lumière. En dedans.
L’obscurité pénètre jusqu’où elle a raison.
« Parce qu’elle est incandescente. Parce que personne ne lui résisterait. »
Dehors, il y a un périmètre enfui.
La main aux aguets. Errent les corps.
Estranei. I giorni non tornano.
Per diverse ragioni viviamo
dietro le palpebre di una persona.
Fuori resiste. Ostinato. Fuori limita.
Dietro viviamo.
Luce. Dentro.
Irrompe fin dove ha ragione il buio.
«Poiché è incandescente. Poiché nessuno le resisterebbe».
Fuori è un perimetro svanito.
I corpi vagano. La mano in agguato.
•
Toi, rappelle-le moi. À Paris, nous avons cherché une tombe.
Dans le cimetière du Père-Lachaise, nous avons cherché une date.
Nous étions le secret d’une fleur.
Nous avons protégé jusqu’à son nom maudit.
Nous y étions. Elle n’était pas seule. Toi, moi, pas encore.
C’était la mort qui l’a étreinte par deux fois.
Cette nuit-là la fenêtre demeura grande ouverte.
Une femme prit son envol. Épave sur la plage des rêves,
une aile toucha terre.
Elle cria deux fois sans ouvrir la bouche.
Elle cria pour toi, pour l’enfant.
Un homme recueillit la douleur.
Un homme la versa sur notre silence.
Oublie.
Ricordamelo tu. A Parigi cercammo una tomba.
Nel cimitero Père-Lachaise cercammo una data.
Eravamo il segreto di un fiore.
Lo proteggemmo fino al suo nome maledetto.
Ci fummo. Non era solo. Tu, io, non ancora.
Era la morte che lo strinse due volte.
La finestra quella notte rimase spalancata.
Una donna spiccò il volo. Un’ala raggiunse la terra
relitto sulla spiaggia dei sogni.
Gridò due volte senza aprire bocca.
Gridò per te, per la creatura.
Un uomo raccolse il dolore.
Un uomo lo versò nel nostro silenzio.
Dimentica.
•
Un train partit à l’heure.
Sa destination n’avait jamais été la nôtre.
Distance dans la distance.
Nous choisîmes le trajet le plus long.
Aucun arrêt dans l’horizon du regard.
Départ dans le départ.
Nous partîmes pour rester dans l’ailleurs.
Le lieu à atteindre est ici partout.
Ici où tout est resté identique
les parfums les bruits sont les mêmes. Qui les parcourt ?
Sans mémoire, aveugles, sans réponse,
nous les parcourons à rebours.
Non. Nous n’avons pas réussi à arrêter le vent.
Il pénétra dans le passé.
Il balaya les feuilles du paysage. Il balaya les visages.
Il y pénétra pour rester une ombre.
Un treno partì in orario.
La destinazione non era mai stata nostra.
Scegliemmo il tragitto più lungo.
La distanza nella distanza.
Nessuna fermata nel raggio dello sguardo.
Partimmo per restare nell’altro.
La partenza nella partenza.
Arrivare non è più importante.
Il luogo da raggiungere è dovunque qui.
Qui dove tutto è rimasto identico
i profumi i rumori sono gli stessi. Chi li percorre?
Li percorriamo al contrario
senza memoria ciechi senza risposta.
No. Non riuscimmo a fermarlo il vento.
Entrò nel passato.
Spazzò le foglie dal paesaggio. Spazzò i volti.
Entrò per restare un’ombra.
•
Mais il y a dans le sang un sang qui coule léger
vers la demeure du bien. Un homme dans l’homme
au-delà de la bête. Au-delà de la clôture.
Il doit y avoir une main dans la main sans plus de faute
Sans défense. Au-delà de l’étreinte.
Sur le visage à peine né dans le miroir de ta lumière.
Certes. Pour les mêmes raisons. Désormais il est ici.
Puisqu’il se révolte. Se confie.
Ma c’è nel sangue un sangue che defluisce leggero
verso la dimora del bene. Un uomo nell’uomo
oltre la bestia. Oltre la clausura.
Dev’esserci una mano nella mano senza più colpa.
Indifesa. Fuori dalla stretta.
Sul volto appena nato nello specchio della tua luce.
Sì. Per le stesse ragioni. Ora è qui.
Poiché si rivolta. Si affida.
•
Je regardais la lagune. La marée était silencieuse.
Depuis l’eau, pas le moindre murmure. Nul appel.
Je m’aperçus que j’étais seul.
Partout. Le lieu du mot loin du cœur.
La mer ouverte.
Sur le rien.
Guardavo la laguna. La marea taceva.
Non una voce dall’acqua. Nessun richiamo.
Mi accorsi di essere solo.
In ogni dove. Lontano dal cuore il luogo della parola.
In mare aperto.
Nel niente.
Comment percevez-vous aujourd’hui votre livre de poésie Pour diverses raisons, paru en 2017 ?
Quand on parle d’un livre, le livre que nous avons écrit, il y a toujours une sorte de pudeur qui trouble la vue des pensées. Parfois il faut attendre des années pour dire quelque chose qui ressemble à la réponse juste. Comme le titre du livre le dit, il n’y a pas une seule raison. La douleur et l’amour sont deux faces d’une même pièce. Chercher les raisons : c’est ça, le chemin de mon écriture dans Per diverse ragioni. À travers la parole, la seule clé qui peut ouvrir deux portes lointaines. Le mot est donc la promesse du lieu de l’autre. L’autre dans lequel le « tu » se déclare enfin à travers une voix créatrice, une voix tournée vers l’intérieur que l’on répète en écrivant, une voix qui retrace le chemin inestimable du langage du sang. Sachant très bien que cette quête — dire à propos de — est vouée à l’échec. Est-ce que j’ai vécu tout ça pour en écrire ? C’est difficile à dire. Une chose, c’est clair et net : je ne serai jamais sûr des mots.
Vous collaborez avec des artistes plasticiens. Qu’éprouvez-vous à croiser leurs pratiques ?
Dans les premières années du XXe siècle en France, écrivains et peintres travaillaient beaucoup ensemble. Il y avait une cohésion, un désir vital de partager. Ma relation avec certains artistes, les Alliés substantiels comme Char avait l’habitude de les appeler, est privilégiée car elle découle précisément de ce désir de partager, d’avoir un dialogue ininterrompu. Je leur dois beaucoup. J’envie le fait qu’ils n’ont pas besoin des mots. Si je devais me définir comme un artiste, je dirais que je suis un sculpteur. Un sculpteur qui, en sculptant, rassemble l’espace et le temps autour du fragment. C’est le cas de mon dernier livre Dovunque acqua sia voce (Edizioni degli animali, 2022), accompagné de quelques gouaches du peintre Miquel Barceló. Une artiste et un ami que j’estime beaucoup.
Que vous permet la lecture de poésie en public et la création de performances ?
Écrire, c’est transcrire la voix. Quand je lis un poème à haute voix, je ne fais que retracer le chemin inverse de la création. Je cherche le début du souffle de ce texte, comme si je voulais le réécrire. Lire à haute voix est aussi sortir du livre, c’est une expropriation du livre. Si cela fonctionne bien, cela crée une sorte d’enchantement sonore à travers lequel l’auditeur devient l’écrivain. Mais il ne faut jamais oublier l’espace qui est notre chambre de résonance, notre auditeur. L’espace est la partition musicale dans laquelle nous écrivons la voix. Tout ça m’a donné l’idée de faire des actions poétiques en créant des installations pour voix et m’a permis de travailler avec des metteurs en scène et des musiciens. Les vidéos deviennent la mémoire visuelle et la musique le contrepoint, la fuite, la « Grande fuga » du silence.
NDLR, voici un exemple de lecture de Domenico Brancale