Isabelle Baladine Howald en lien avec la note de lecture proposée aujourd’hui a choisi ces extraits de “Le Tigre Absence”.
Cristina Campo, “Le Tigre Absence”, nouvelle édition, traduit de l’italien et présenté par Monique Baccelli, bilingue, Arfuyen, 2023, 132 p. 15€
Elle est restée là-bas, chaude, la vie,
l’air couleur de mes yeux, le temps
que brûlaient au fond de chaque vent
des mains vivantes, me cherchant…
Restée là-bas la caresse que je ne trouve plus
qu’entre deux sommeils, en miettes
mon infinie sagesse. Et toi, parole
qui changeais le sang en larmes.
Je n’emporte pas même avec moi
un visage, passé déjà dans un autre visage
comme sphère dans le vin et consumé
dans les brûlants silences…
Seule je reviens
là-bas entre deux sommeils, je vois l’olivier
rose sur les jarres pleines d’eau et de lune
du long hiver. Je reviens vers toi qui gèles
dans ma légère tunique de feu.
È rimasta laggiù, calda, la vita,
l’aria colore dei miei occhi, il tempo
che bruciavano in fondo ad ogni vento
mani vive, cercandomi…
Rimasta è la carezza che non trovo
più se non tra due sonni, l’infinita
mia sapienza in frantumi. E tu, parola
che tramutavi il sangue in lacrime.
Nemmeno porto un viso
con me, già trapassato in altro viso
come spera nel vino e consumato
negli accesi silenzi…
Torno sola
tra due sonni laggiù, vedo l’ulivo
roseo sugli orci colmi d’acqua e luna
del lungo inverno. Torno a te che geli
nella mia lieve tunica di fuoco.
(p. 18 et 19)
*
Sindbad
L’air de jour en jour s’épaissit autour de toi,
de jour en jour consume mes paupières.
L’univers s’est couvert le visage,
des ombres me disent : C’est l’hiver.
Toi dans le vierge espace où se bercent
de nonchalantes îles, moi dans la terreur
des lilas, dans une flambée de tourterelles
sur la douce, familière route de la folie.
S’entassent chanvre, olives,
marchés et années. Je ne baisse pas les yeux.
Minuit viendra, le premier cri
du silence, la très longue retombée
du faisan entre ses ailes.
Sindbad
L’aria di giorno in giorno si addensa intorno a te
di giorno in giorno consuma le mie palpebre.
L’universo s’è coperto il viso
ombre mi dicono; è inverno.
Tu nel vergine spazio dove si cullano
isole negligenti, io nel terrore
dei lillà, in una vampa di tortore,
sulla mite, domestica strada della folli.
Si stivano canapa, olive
mercati e anni… Io non chino le ciglia.
Mezzanotte verrà, il primo grido
del silenzio, il lunghissimo ricadere
del fagiano tra le sue ali.
(p. 54 et 55)
Cristina Campo, Le Tigre Absence, nouvelle édition, traduit de l’italien et présenté par Monique Baccelli, bilingue, Arfuyen, 2023, 132 p. 15€
Choix d’Isabelle Baladine Howald, en complément de sa note de lecture de ce livre.
Sur le site de l’éditeur
Cristina Campo (1923-1977) est l’une des écrivaines italiennes qui fascine le plus. Son œuvre est brûlante d’une extraordinaire intensité, proche en cela d’Emily Dickinson et de Simone Weil qu’elle a toutes deux contribué à faire découvrir en Italie.
Cristina Campo déclarait qu’elle avait peu écrit mais aurait aimé avoir moins écrit encore. Deux livres posthumes ont suffi à la faire découvrir, Gli imperdonabili (1987) et La Tigre Assenza (1991). La critique s’est enthousiasmée pour cette « trappiste de la perfection », cette « fleur indéfinissable et inclassable », cette « créature de feu, violente, extrême », mais aussi « exquise et insaisissable comme une dame italienne de la Renaissance ».
Elle qui, du fait d’une grave malformation cardiaque, n’avait pu mener à bien sa scolarité, c’est avec passion qu’elle s’est nourrie des œuvres de Dickinson et Hofmannsthal et a traduit des auteurs comme Mansfield, Woolf ou Zambrano. Mais c’est dans le courage et l’intransigeance d’une Simone Weil qu’elle a trouvé l’âme sœur.
Habités par une quête spirituelle brûlante, les poèmes du Tigre Absence saisissent le lecteur d’une beauté étrange, à la fois vibrante et hiératique. Nul mot ne définirait mieux cette voix que ceux qu’elle décernait à la poétesse américaine Marianne Moore, « simple, rare, subtile, royale, vertigineuse, limpide, patiente, rigoureuse, décidée, austère, essentielle, ferme, érudite et discrète ».
En France, la traduction de ses textes en prose sous le titre Les impardonnables (Gallimard, 1992), a été une révélation. Son rayonnement littéraire n’a cessé de croître depuis lors.
L’ensemble des poèmes de Cristina Campo ont été traduits pour la première fois en 1996 par Monique Baccelli dans la collection Les Cahiers d’Arfuyen. C’est cette traduction qui est aujourd’hui rééditée dans la collection Neige où elle a sa vraie place.
Rappelons que Monique Baccelli a traduit nombre des plus grands écrivains italiens. Pour Arfuyen, elle a traduit Giuseppe Bonaviri (1996), Alda Merini (2021) et, tout récemment, L’Île du Vésuve de Clotilde Marghieri (2022).