Christophe Manon publie « Porte du Soleil » aux éditions Verdier. Sous-titre : « Extrêmes et lumineux, III »
Prière d’insérer : Parti à Perugia, Ombrie, Italie, sur les traces de ses ancêtres, le narrateur s’égare, circule en titubant parmi les œuvres de Giotto, Raphaël, le Pérugin, Pietro Lorenzetti et quelques autres, croisant au passage saints, papes, griffons, anges et martyrs.
Ce roman en vers est avant tout le récit d’un séjour au pays des morts, sur les modèles de Virgile et de Dante, un voyage intime et sensible à travers un tissu d’œuvres picturales et littéraires.
Mais toute quête des origines n’est que vanité destinée à la satisfaction des vivants. Il faut savoir laisser les morts tranquilles. « À courir après des fantômes, / aussi familiers soient-ils, / on n’attrape au mieux que du vent. »
Christophe Manon, Porte du Soleil, Verdier, 2023, 128 p., 16,5€
Prélude
toutes choses commencées
un siècle (ou presque) un songe
trois générations d’êtres
qui ne sont plus de corps
enfouis en terre étrangère vies
dispersées à la surface du globe
dont il ne reste aucune trace
dans les temps qu’un halo
qui palpite et scintille faiblement
comme une étoile variable
dans la poitrine de trois
ou quatre vivants tout au plus
trois ou quatre qui séjournent
pour un temps encore
dans la beauté des choses
pour un temps qui séjournent
dans la beauté des choses
dont il ne reste dispersées
tout au plus qu’un halo
(p. 13)
*
1. Départ
Venu à Perugia, Ombrie, Italie, en juillet de l’an du Christ 2019,
sur les traces de mes arrière-grands-parents maternels,
à la faveur d’une bourse d’écriture
attribuée par l’Institut français,
en vérité je vous le dis, pendant mon séjour,
j’ai surtout été confronté de façon désastreuse
à la solitude et à l’angoisse face à mes propres turpitudes.
J’avais passé depuis longtemps déjà le mitan de notre âge
et je ne sais pas bien ce que j’espérais trouver
dans ce lointain voyage. J’avais quitté Paris
dans un état d’épuisement et de tension
que je n’avais encore jamais connu auparavant,
après des mois particulièrement difficiles et laborieux.
Je partais pour les enfers, j’emportais tout le mal
que j’avais commis contre moi, contre moi et contre les autres.
Et j’étais arrivé à Perugia passablement éprouvé,
au terme d’un long et pénible périple,
à la suite de nombreuses vicissitudes,
retards de trains, correspondances manquées,
lignes ferroviaires coupées entre la France et l’Italie
en raison d’un éboulement dû aux intempéries.
*
De mes arrière-grands-parents, j’ignore pratiquement tout,
excepté les maigres informations qui sont portées
sur le passeport d’Elisa Frondizzi
dont je possède une copie.
Établi le 19 décembre 1922,
IN NOME DI SUA MAESTÀ
VITTORIO EMANUELE III
PER GRAZIA DI DIO E VOLONTÀ DELLA NAZIONE
RE D’ITALIA
le document indique qu’elle est née à Gubbio,
petite ville située à une quarantaine de kilomètres
à peine au nord-est de Perugia,
le 21 octobre 1896, et qu’elle était figlia
de Frondizzi Benedetto et de Giacometti Assunta,
qu’elle était coniugata, mariée,
qu’elle exerçait la profession de casalinga, femme au foyer,
et qu’elle résidait alors à Assise.
Il est précisé également qu’elle savait lire et écrire.
Quant à sa posizione di leva, sa situation militaire,
la case correspondante est simplement biffée.
*
La description d’Elisa est très sommaire
comme toujours sur ce type de document.
Elle mesurait 1 mètre 57, elle avait le front giusto,
les yeux neri, le nez regolare, les cheveux neri aussi,
n’avait ni barba, ni baffi, pas de moustaches,
le teint de sa peau était bruno,
sa corpulence giusta également, tout à fait appropriée.
Elle ne présentait aucun segno particolare,
c’est du moins ainsi que l’a perçue le fonctionnaire
qui a complété Il presente Passaporto valido per un anno
dans une écriture cursive peu lisible,
délivré par la sous-préfecture de Foligno sous le numéro 847,
N° de Registro corrispondente 2,
afin qu’elle puisse se rendre en France,
à Micheville précisément, dans la banlieue de Villerupt,
au sud-est de Longwy, Meurthe-et-Moselle,
où Pasquale, son époux, d’après ce que je sais,
avait fini par s’établir comme maçon
depuis déjà près de deux ans.
(pp. 17-19) (…)
///
Car les distances créées
par les temps sont infranchissables.
À courir après des fantômes,
aussi familiers soient-ils,
on n’attrape au mieux que du vent.
J’étais venu avec beaucoup d’amour pourtant,
qui ne me fut d’aucun secours.
« Des racines ? Tout le monde a des racines »,
dit William Carlos Williams,
cela ne présente pas le moindre intérêt.
Il faut laisser reposer en paix
ceux dont la course ici-bas est achevée
et ne pas tenter de solder les comptes du passé,
au risque sinon d’agiter nos propres spectres.
Les morts sont insensibles aux récits,
ils n’ont pas besoin d’être apaisés,
où ils sont plus rien ne les concerne.
Ce que nous remuons,
ce que nous cherchons obstinément,
ce sur quoi nous enquêtons sans relâche,
ce ne sont que des songes, de frêles apparences
dépourvues de corps et de réalité
qui n’intéressent que les vivants.
Les morts, eux, sont sans histoires,
du moins, je crois,
ne cherchent-ils plus à en avoir.
*
Seuls les vivants réclament des récits
et les mots dont nous usons
ne sont animés que par notre désir
de vouloir à tout prix réveiller les morts
par leur invocation sonore,
car nous craignons d’être à la fin
comme eux indifférents à l’impénétrable
fouillis des événements.
Entretenir certes le souvenir,
mais il n’y a rien à restaurer,
rien en vérité qui puisse être réparé.
Garder trace, témoigner, mais de quoi?
Au fond, les chroniques des temps passés
peut-être ne sont écrites que pour confirmer
notre propre sentiment d’existence.
Et si parfois nous faisons halte
si nous sommes tentés parfois
de nous retourner un instant
afin de jeter un ultime regard en arrière
sur ceux qui nous sont chers,
prenons garde surtout de ne pas demeurer
pétrifiés par ce que nous voyons, et tâchons
au plus vite de poursuivre par le monde l
a trajectoire qui nous est assignée.
(pp. 110-111)
Christophe Manon, Porte du Soleil, Verdier, 2023, 128 p., 16,5€