Christian Travaux lit ici « Erre », le dernier livre d’Antoine Emaz, mort en mars 2019. Ses derniers poèmes écrits lors de son dernier été, en 2018.
La vraie nuit devant c’est pire
il n’y a même plus de mots
éteindre
46 textes, ou poèmes, ou journées de vie, annotés comme tels par une date mise en exergue en haut des textes, du dernier été de sa vie, 2018, de juillet à la fin septembre. Ensuite, sans doute, il est entré dans l’épreuve et la maladie, dans la lutte ultime pour survivre, et il n’a plus rien pu écrire. Mais, avant cela, cet été a été un temps d’écriture prolifique, pour lui, un moment où les poèmes sont venus par deux, par trois, ou, quelquefois, par cinq, par dix, en une seule journée. Des poèmes qu’il n’a pu réécrire, ou qu’il n’a pas pu menuiser, comme il aimait à le dire. Très certainement, des poèmes auraient été supprimés, déplacés pour d’autres recueils. Des vers auraient été, sûrement, raccourcis, élagués, réduits, Emaz préférant à trois mots la plus grande force d’un seul. Des mots en trop, des redites, des groupements autres de strophes, certainement. Tout ce qui aurait amené à une version définitive, après deux, trois, quatre, cinq moutures.
Là, dans l’état, dans son inachèvement, l’ouvrage est pourtant bien d’Emaz, du grand Emaz. Les mêmes mots, toujours soupesés, toujours tenus, comme des mottes qui porteraient leur poids de terre et de vivre, leur pesant d’encre. Des motifs, toujours répétés, avec lesquels il vient tisser une basse obstinée de dire, mezza voce, comme la nuit, le soir, l’heure qui passe, et qui s’écoule, et qui se couche, après qu’on a fait sa journée. Les rares choses, qui nous entourent à cette heure-là : « le muscadet », « la citronnade » (p.68), un « bac à fleurs » (p.71), les arbres, les bruits du dehors, « une moto qui passe » au lointain (p.85). Et, devant, « la nappe aux citrons » (id.), avec « le carnet » (id.) et les mots, qui attendent, qui demandent à être.
Avec cela, avec si peu, Emaz dit le temps qui lui reste, les jours qu’il sent qu’ils sont comptés, le peu de vie dans laquelle il peut se maintenir, encore un peu. Il se sait malade, condamné. Il sait que ses heures sont précieuses, que, bientôt, il ne sera plus. Et, dans cette attente qui gronde, inquiète comme une bête fauve, il écrit les choses du réel, de son quotidien journalier. Le moment lui-même est propice à l’écriture, à essayer de parler, de dire quelques mots. C’est l’heure où la journée finit, où les choses de la journée ont cessé de battre et crier, où tout s’apaise un petit peu, où tout se concentre soudain vers la nuit, vers la nuit qui vient, et qui s’avance à pas feutrés. La nuit du jour au lendemain. Mais aussi la nuit longue et froide, la « vraie nuit » (p.158) comme l’écrit Emaz, celle de la mort qu’il sent monter, qu’il voit venir. Alors, dans cette urgence-là, il faut dire, essayer les mots. Encore une fois.
Et regarder autour de soi le réel pour le conserver, ou en sauvegarder la trace, ne serait-ce que par morceaux, par brins de vivre, dans sa fragilité extrême, son tissu frêle, comme dans son évidence. Aussi n’est-on pas étonné de lire, dans les pages d’Emaz, des mots tirés du quotidien, comme « poubelle » (p.50), « lessive » (p.65), « vaisselle » (p.50), « odeur de frites »(p.80), « paquet de tabac » (p.86). Et « corps », et « sourire », et « soir bleu », réitérés de texte en texte (pp.18-23), pour les dire, les savourer, en goûter l’or encore un peu, tant qu’on le peut. Rien que cela. Pourtant, cela. Tellement tout ce qui est livré sous nos yeux, pour un temps seulement, et dont on ne mesure la richesse, ou l’importance, que quand tout aura disparu. S’il n’y a « rien au bout » (p.23), dit Emaz, alors il faut – dedans les mots – « vouloir surgeler du bonheur » (p.21), en garder trace, comme il l’écrit encore.
Les mots justement, dont il fait un leitmotiv, une réflexion continue au cœur du poème. Comme un air pianoté autour. Comme un déchant. Dans cette quête des « miettes du jour ou d’une vie » (p.86), dans cette nuit qui monte toujours, il faut faire avec les mots pour tenter d’y voir quelque chose, non d’y comprendre rien, mais prendre, saisir un peu, et trouver comment s’en aller, comme va le jour. Essayer des mots quand tout se tait, que la nuit progresse pas à pas, et qu’on voudrait retenir le jour, ou la vie qui s’en est allée, incidemment. Mais quoi, quoi retenir du jour, de la vie, de ce qui s’est passé, de ce qui fut ? « Qu’est-ce qui reste que rien ? » (p.24), dit Emaz. Seuls des mots, « comme des cailloux » (p.20), comme des cairns, ou comme des habits de tristesse pour garder au chaud quelque chose de la nuit, du jour, de la vie qui s’efface et qui est passée.
« S’en tenir au nécessaire » (p.97), dit encore Emaz, dans l’ombre, dans cette ombre de plus en plus sombre, dans la nuit de plus en plus grande, la toux aussi de plus en plus, même si « les choses (…) se fichent des mots » (p.31), et qu’en leurs filets de langage on pêche mal, on retient à peine. On tient, mais peu, dans ses doigts, comme un petit feu. Alors, avec cela qu’Emaz appelle des « mots-sédiments » (p.9), des « mots tièdes » (p.99), on reste là. On ne bouge plus, de peur que cela qu’on a pu sauver, si peu, nous échappe et parte au néant. On reste là, sans rien qu’être dans l’évidence de ce qui est et de ce qui vient. « Dans les mots », dit encore Emaz, « si clignotait quelque chose ce serait bien » (p.106). Un tel aveu est bouleversant d’humilité, d’humanité, face à la vie qui, là, chuchote, et vient finir. On finit, mais sans savoir quoi. On quitte la vie sans comprendre ce que c’est, ce qu’on a vécu. Et pourquoi donc on est venu, on doit s’en repartir ainsi. Pourquoi ainsi.
Écrivant ces mots, je ne peux pas ne pas penser à mon neveu, qui avait le même nom qu’Emaz, et qui est mort à 19 ans, carbonisé, durant l’été 2018. Tous nous sommes voués un jour à disparaître. Tous nous mourrons. Nous nous en allons peu à peu, chaque jour un petit peu plus. Et nous ne savons guère plus pourquoi nous sommes ainsi venus, à mesure que nous avançons vers cette nuit, vers cette issue. C’est ainsi. Il faut l’accepter comme étant la condition même de notre être, écrit Emaz. Et se résigner à partir, à quitter un jour cette terre quand tout, sur cette terre, part aussi. Quand tout perd pied. Alors, perdre pied nous aussi. Laisser couler. Et faire que les poèmes soient – comme le dit justement Emaz – « comme des traces de pattes de mouettes » (p.73), des « traces » simplement « de vivant cherchant quoi vivre » (id.), de la « sciure », des « copeaux de vie »(p.40). Des sillages d’être.
Emaz a pensé le poème comme un rempart, comme un secours jusqu’au bout pour tenir un peu, tenir quand même. Il laisse le sillage de sa voix, ou son murmure, son en-allée perpétuelle, « un grand sac de nuit » (p.116), comme il le dit du poème. Et c’est assez, pour nous, lecteurs, que de nous charger de ce sac qu’il a posé avant de mourir pour l’entendre encore une fois, encore vivant. Car, comme il le dit, le poème est notre seule survie, ici, le seul recours, « parce qu’on existe d’écrire » (p.55).
Uniquement.
Christian Travaux
Antoine Emaz, Erre, éditions Tarabuste, 2022, 168 pages, 16€
Extrait (p. 106) :
juste des bouts de temps qui brillent
et puis s’éteignent
dans les mots de même d’une page l’autre
si clignotait au bout quelque chose comme vivre
ce serait bien
on se dirait
que tout n’est pas perdu
même quand il ne reste presque rien
au bout des doigts
du temps qui file