Christian Bobin, “Le Muguet rouge”, lu par Philippe Fumery


Philippe Fumery revient sur la disparition de Christian Bobin et sur la parution de son dernier livre, “Le Muguet rouge”.


Christian Bobin, Le muguet rouge, Gallimard, 2022, 79 p., 12,50€

Revenir à Christian Bobin, feuilleter ses recueils dans sa propre « armoire à confitures » ou dans les présentoirs des librairies, relire d’anciens entretiens et s’arrêter sur une rubrique nécrologique. La brutalité d’une disparition à peine compensée par la sortie d’un livre, Le muguet rouge, en décembre dernier. Reste la perception que chacun peut avoir de cet auteur, de ses différents ouvrages.

Ici Christian Bobin évoque le passage vers sa propre mort, qu’il a pressenti dans cette région au nom suggestif, le Morvan, où il vivait : « Je roulais sur les routes du Morvan quand je vis dans le rétroviseur ma vie doublée. Ma mort aussi. Autre chose commençait », 63.

Christian Bobin avance un premier pas sur les terres de la mort à l’invitation de son père. Celui-ci lui fait signe, lui parle, apparaît en rêve. Lors de l’enterrement de son frère, c’est encore lui qui prend la place du défunt. Nous reviennent alors ces mots de l’Ancien Testament, employés à la mort d’un Roi : il se coucha avec ses pères.
C’est d’ailleurs le père qui lance le recueil dès les premières lignes, en une page d’anthologie, sorte de conte à la Giono en condensé : l’homme qui plantait du muguet rouge. Il invite son fils à retrouver une partie de sa famille. Des noms sont évoqués par Christian Bobin : poètes, philosophes, musiciens, ainsi qu’un mathématicien atypique car, en définitive, « la vie est un état poétique non déchiffré », 69. Ce qui relie ces noms, c’est l’étrange apparition d’un brin de ce muguet en ouvrant un livre de Nerval, ou sur la tombe de Dora Diamant. Mais le muguet abonde parfois, avec les « glaneuses de muguet rouge », ou avec la maison de Grothendieck « cernée de muguets rouges ». Au bout du compte, Christian Bobin pense avoir trouvé une « confrérie d’amitié du muguet rouge », 78.

Christian Bobin recherche une filiation dans et par-delà la mort. Celle-ci a saisi sa mère avec douceur : « À cent ans elle venait d’entrer à l’école maternelle de la mort », 42. Filiation personnelle et universelle : « Recevoir sur la main une goutte de pluie, une seule, et par ce contact converser avec tous les morts des siècles passés », 38. La mort est familière, elle fait partie de notre quotidien : « Poussant les volets, je reçois en plein visage le sourire de mon père disparu », 30. Elle attend notre visite : « Les morts ont trouvé la clef sous le tapis et nous, nous restons devant la porte close », 42.

Christian Bobin semble fasciné par ce qui nous attend une fois le passage franchi. Pour un philosophe, il n’y a pas de rupture : « Après sa mort Blaise Pascal continua à penser », 34. D’autres traditions ont évoqué cette étape, comme le Bardo Thödol des Tibétains : « ces jours après la mort où le défunt est en proie aux ténèbres de son esprit », 38. Mais lui retient la fulgurance : « L’explosion commence juste après la mort », 67.
Ces instants sont précieux pour Christian Bobin, qui créent une situation véritablement privilégiée : « Nous étions des rois (…) C’était une seconde après notre naissance, et une seconde après notre mort », 27. Cette initiation est délectable : « disparaître une seconde de son vivant est une extase », 29.

Au bout du voyage, avant et après la mort, Christian Bobin a sans doute pu vérifier ce qu’il nous apprenait dans ce recueil : « Aller d’une présence subtile à une autre présence subtile pour extraire une nourriture solaire est un travail d’abeille et de poète. Ce monde détruit les deux », 20.

Philippe Fumery

Christian Bobin, Le muguet rouge, Gallimard, 2022, 79 p., 12,50€

Extrait. Page 46.

Une voiture, la nuit, l’avait renversé. Les étoiles seules avaient crié. Je le découvre près de la source, au bord de la route. Son œil est plus grand que la galaxie. Les forêts que ce daim avaient connues comme on connaît dans l’amour, les trompettes des jonquilles de Jéricho au printemps, l’inquisition des chiens de chasse, les conseils prodigués par les arbres dont les racines s’enfonçaient plus loin que la mort, l’intelligence de la rosée sur la peau, s’allonger et goûter par instants à l’absolu d’une clairière nappée de muguets rouges, demi-dormant, orphelin béni de l’air : tout s’était après le choc condensé sous le voile noir de son œil. À l’abri.

Un grand silence viendra qui fracassera tout et nous rendra à nous-mêmes.

Annonce de la disparition de Christian Bobin dans Poesibao