Un livre de poèmes d’un poète péruvien abattu par la police à 21 ans, lus par Christian Travaux pour Poesibao.

Et me voici regardant le vol de retour des oiseaux, ou guettant quoi, dans le ciel, dans tout cela, avant que la mort ne m’emporte. Certainement, voulant comprendre quelque chose à cette vie dont le sens ultime nous échappe, nous fait défaut, comme à sa trop courte durée. Sans doute sont-ce là les questions qui viennent à l’esprit quand on voit la vie de Javier Heraud, riche de promesses d’écriture, de poésie, arrêtée à 21 ans par la dictature. Pourquoi si tôt ? Le Fleuve suivi de Le Voyage et autres poèmes ne donne pas vraiment de réponse, mais fait miroiter, dans ses eaux, quelque chose d’une poésie, et d’une existence fulgurante, qui n’aurait demandé qu’à durer. Qu’à vivre un peu.
Le récit fait froid dans le dos, écrit par le père du poète, Jorge A. Herau Cricet. Parlant de la mort de son fils, qui avait rejoint l’Armée de Libération Nationale du Pérou, il dit qu’il fut « victime d’une chasse inhumaine ». Et il poursuit :
Sans défense dans un canot en tronc d’arbre, nu et sans armes au milieu du fleuve Madre de Dios, à la dérive, sans rames, mon fils aurait pu être arrêté sans qu’il fût besoin de tirer, d’autant plus que son camarade avait arboré un chiffon blanc. Malgré cela, la police et les civils qu’on avait excités, leur ont tiré dessus en toute sécurité depuis l’amont du fleuve pendant une heure et demie, et ils ont même utilisé des balles de chasse aux fauves.
D’après les témoignages que j’ai recueillis auprès de la population, il paraît que lorsque le camarade de mon fils a crié : « ne tirez plus ! », alors qu’il était déjà près de la rive d’où on tirait sur eux, un capitaine a crié : « feu, il faut les achever. » Un lieutenant plus humain et plus respectueux des lois de la guerre qui interdisent de tirer sur un ennemi déjà désarmé et blessé, a tenté de contenir la fusillade, mais il était déjà trop tard. Une balle explosive avait ouvert un énorme trou à la hauteur de l’estomac de mon malheureux fils et beaucoup d’autres balles s’étaient abattues sur le cadavre de ce garçon qui, avec ses 21 ans et ses illusions, avait essayé de faire quelque chose pour que cessent les maux dont il pensait qu’il fallait débarrasser notre patrie. (p.18)
Il faut conserver en mémoire ces lignes d’un père à son fils pour entrer dans ce mince volume de poésie de Javier Heraud. Un choix de textes. Des poèmes en vers, ou en prose, comme – en clôture – les Voyages imaginaires. Mais, le plus souvent, des vers courts, même très courts, quelquefois faits d’une seule syllabe, ou d’un seul mot. Et, pourtant, la même coulée, toujours, la même pulsion de dire, comme si le fleuve de ce langage, à l’orée d’une vie d’écriture, si courte qu’elle fût, était déjà là, en amont, impatient, puissant et fort. La métaphore n’est pas, ici, usurpée, tant le fleuve, l’eau, ou l’image des eaux, des eaux fécondes, lumineuses, des eaux purifiées, parcourt le recueil, texte à texte, comme une eau qui tombe, pierre à pierre, et qui rebondit en cascade pour s’épanouir dans l’eau des mers. Le poème est un fleuve qui chante, chez Heraud, un fleuve cristallin et fécond, qui s’écoule sans cesse, et qui est image du vivre, comme image de l’inquiétude, de cette intranquillité, que, fébriles, nous connaissons tous, quand nous voyons passer cette vie, trop rapide, trop hâtivement.
Comme l’écrit encore Heraud, « on est toujours fleuve, / ou chant, / ou larme cachée » (p 67). Aussi est-ce autant le symbole vitaliste de la vie qui passe que celui d’une « énorme / blessure ouverte / dans (sa) poitrine » (p 51), pour dire le regret que tout passe, que tout finit, si fugace et prompt à finir, tout se perd à tout jamais : la jeunesse, les gens qu’on aimait, qu’on a connus, la famille, la maison d’enfance, qu’il appelle « ma maison morte » (p 99), avec sa « tonnelle », ses « grenades » (p 101), ses « mûres » (p 103), et son « petit jardin » (id.). « Mon cœur est resté – écrit-il – avec ma maison morte » (p 105). « Un tronc triste (y) pleure ses pommes / et ses enfants (p 105), car le fleuve a tout emporté, le fleuve de vivre.
Rappeler que Javier Heraud est mort sur un fleuve le 15 mai 1963 est donc essentiel quand on lit ces poèmes, nourris d’images aquatiques, chargés de limon, où tout parle, soudain, tout frémit dans la nature, et tremble au vent, et acquiert une force surprenante, inattendue. Comme il n’est pas indifférent, non plus, que la mort passe, et passe, repasse encore, dans ces pages comme un leitmotiv obsédant, une basse continue. Le mot « mort », s’il n’est dit cent fois, revient jusqu’aux titres des poèmes, de plus en plus dans l’écriture : « Ma maison morte » (p 98) ; « Je ne ris pas de la mort » (p 111) ; « Les clefs de la mort » (p 117) ; « Mon ami est peut-être mort » (p 136). Constamment, le poète y pense. Constamment, il évoque la mort, depuis sa maison, « morte – dit-il – qu’on a tuée » (p 105), jusqu’à celle des « herbes dans les champs » (p 95), celle dans le rêve où « nous mourons » (p 137). Et la sienne, la sienne propre, dont il parle régulièrement, au futur, comme devant venir un jour prochain : « Je ne ris jamais de la mort » (p 113), écrit-il. « Je la regarderai doucement », dit-il encore (p 115). Ou : « À son arrivée, je l’attendrai debout » (ibid.) ; « je (l’) attendrai (…) joyeusement. » (p 75).
Y a-t-il, vraiment, en poésie, prescience de ce qui va venir ? Et les mots, dont nous nous servons pour écrire, les mots du poème, sont-ils plus, sans doute, que des mots ordinaires, des mots riches de tout un savoir que nous ignorons, peut-être, d’un savoir non su, lorsqu’ils écrivent ce qui finit par arriver, par advenir ? La question, incongrue sans doute, mérite, pourtant, d’être posée à propos de Javier Heraud. Car sa mort, telle qu’elle a eu lieu sur un fleuve, au milieu des arbres et des oiseaux effarouchés, en mai 1963, semble ici déjà esquissée, ou devinée, pressentie, comme seul peut l’être ce qui survient en poésie : « je mourais un après-midi parmi des oiseaux et des arbres » (p 81). « Je n’ai pas peur – dit-il – de mourir parmi des oiseaux et des arbres » (p 113). « L’aube de la mort », comme il la nomme encore, parfois (p 119), est bien celle qui se lève, blanche, dans son silence, son vêtement blanc, à l’horizon de ses poèmes, comme si Heraud, en écrivant, avait pressenti, dans ses mots, dans ses écrits, ce qui allait lui arriver.
La poésie, ainsi, qu’il dit être fleuve, être « argile cuite entre les mains » (p 175), ou « travail de potier » (ibid.), est donc celle aussi qui permet d’ouvrir les yeux parmi la nuit hasardeuse de l’existence. Celle qui, de sa lampe obscure, nous éclaire et nous fait sentir combien notre vie est ici, parmi les mots, non pas dehors, notre vraie vie, mais ici, ici, dans les mots, où nous avons notre demeure, notre avenir, où toute notre vie est enclose, déjà, peut-être. Heraud n’a pas craint de s’enrôler dans l’armée de Libération Nationale du Pérou. Il n’a pas craint d’être sans armes, nu, au milieu du fleuve Madre de Dios, face à la police. Car il savait, confusément, par les mots de sa poésie, par la prescience de son langage, qu’un jour il devrait y mourir « parmi des oiseaux et des arbres », sur un fleuve.
Il était prêt.
Christian Travaux
Javier Heraud, Le fleuve suivi de Le voyage et autres poèmes, traduit de l’espagnol (Pérou) par Fanchita Gonzalez Battle et Patrizia Farazzi, éditions de l’Eclat, coll. L’éclat poésie poche, 180 p, 10 euros.
Extrait (p 23) :
Je suis un fleuve,
je descends par
les pierres larges,
je descends par
mes roches dures,
par le sentier
dessiné par le
vent.
Il y a des arbres autour
de moi assombris
par la pluie.
Je suis un fleuve,
je descends de plus en plus
furieusement
de plus en plus violemment,
je descends
chaque fois qu’un
pont me reflète
sous ses arches.
NDLR : Javier Heraud, de son nom complet Javier Luis Heraud Pérez (Lima, 19 janvier 1942 – Puerto Maldonado, 15 mai 1963), est un poète, professeur et guérillero péruvien.
On peut lire un grand extrait de ce livre (avec version originale) publié dans Poezibao en suivant ce lien.