Nanao Sakaki, “Comment vivre sur la planète terre”, lu par Jean-Claude Leroy


Jean-Claude Leroy traverse ici pour les lecteurs de Poesibao ce bel ensemble de poèmes du poète japonais Nanao Sakaki (1923-2008)



Nanao Sakaki, Comment vivre sur la planète terre (traduction de Danièle Faugeras), avec des gouaches de Jean-Baptiste Née, coll. poe&psy, éditions érès, 80 p., 2023, 15 €


Certains d’entre nous ont découvert, traduits par Simone Rasoarilalao, les poèmes de Nanao Sakaki dans la revue Révolution intérieure, de Daniel Giraud, poète disparu en octobre dernier, puis par les éditions Mai hors saison (animée par Guy Benoit), notamment par le recueil Casse le miroir, paru en 1990, dans une traduction de Patrice Repusseau. C’est une édition bilingue que proposent aujourd’hui Érès, avec une nouvelle traduction signée Danièle Faugeras (à qui l’on doit, entre autres, le volume complet des « Voces » d’Antonio Porchia).

Gary Snyder a raconté qu’il avait entendu parler de Nanao Sakaki alors qu’il était matelot sur un navire français en route pour le Sri Lanka : un marin australien lui parla d’un Japonais avec lequel il écrivait des poèmes. Un ou deux étés plus tard, Gary Snyder était au Japon et le rencontra, et Allen Ginsberg, de passage à Kyoto, les rejoignit. Une amitié « trans-pacifique » (dixit Snyder) naissait, et de nombreux échanges à propos de la poésie en Amérique ou en Asie allaient se poursuivre au fil du temps [Cf. Gary Snyder, Entrer dans l’existence, in Le sens des lieux, éditions Wildproject, 2018].

Né en 1923, Nanao Sakaki a quitté l’école à 12 ans, a travaillé dans un bureau avant d’être incorporé dans l’armée où il sera opérateur radar, son indiscipline et ses idées lui valent des problèmes. Marqué par la mort de ses proches autant que par ses innombrables lectures, il se politise très à gauche. Dès la fin des années 1940 il avait adopté une vie errante en compagnie d’amis marginaux et d’artistes, ils créèrent ensemble un « groupe contre-culturel pour une société libre de matérialisme » qu’ils dénommèrent très explicitement « Harijan » (référence évidente à l’appellation qu’avait choisie Gandhi pour les hors-castes de l’Inde, et qui signifie : enfant de Dieu). Nanao Sakaki fondera par la suite un groupe opposé à l’industrialisation du pays. À travers ces quelques points, on voit donc combien il pouvait être en accord avec Gary Snyder, adepte de l’écologie profonde.

Il voyagera aux États-Unis, singulièrement dans les terres des Amérindiens, mais aussi en Alaska ou à Terre-Neuve. Plus tard, c’est en Europe qu’il se rendra, puis en Australie, à la rencontre des Aborigènes, en Asie, jusqu’en Mongolie. Mais, outre les multiples traditions qui l’ont requis, le bouddhisme sera aussi, avec le taoïsme, une source d’inspiration pour sa vie comme pour ses poèmes. Snyder encore : « Grâce à son indépendance, Nanao Sakaki porte en lui le karma de Tchouang-Tseu, de Xie-Ligyun, d’En no Gyoja, de Saigyo, d’Ikkyu, de Basho, de Ryokan et d’Issa. Voici le cadeau qu’il offre au 21e siècle, avec en prime le Grand Canyon et les manchots. »

L’auteur de Casse le miroir et Comment vivre sur la planète terre est mort en 2008.

VA AVEC TES PIEDS BOUEUX

Quand tu entends une histoire sale
            lave-toi les oreilles.
Quand tu vois des trucs moches
            lave-toi les yeux.
Quand tu as des idées noires
            lave-toi l’esprit
                        et
Garde tes pieds boueux.

                                                               (décembre 1983)

Les poèmes de Nanao Sakaki se lisent comme des modes d’emploi pour la vie, des préceptes confondant d’innocence vieille, ou de sagesse ingénue, selon l’angle qu’on choisit d’avoir. Non pas illuminations improvisées ou ébahissements faussement pensifs, comme il s’en voit tant dans la jeune poésie contemporaine, nous avons là au contraire un exemple de simplicité chargée de sens et de force. Car il faut lire les anciens comme il faut lire et relire les contemporains, voir autant que regarder, entendre autant qu’écouter, et Nanao Sakaki, vivant de toutes les vies, vieux de tant de vieillesses, nourri de toutes les voix, sans jamais les ânonner, laisse couler le frêle et fringant filet de sa propre voix, qui sonne soudain comme un ruisseau frais et véloce, et emporte, corps et âme, le lecteur passager de son poème.




S’IL TE PLAÎT

Chante une chanson
ou
Ris
ou
Crie
ou
Va-t’en.
                                             (janvier 1981)




Jean-Claude Leroy

Nanao Sakaki, Comment vivre sur la planète terre (traduction de Danièle Faugeras), avec des gouaches de Jean-Baptiste Née, coll. poe&psy, éditions érès, 80 p., 2023, 15 €
Fiche du livre sur le site des éditions Erès