Isabelle Baladine Howald rend compte aux lecteurs de Poesibao de ce livre de lettres imaginaires à quinze femmes poètes essentielles
Cécile A. Holdban, Premières dans la nuit, Arlea, coll la rencontre, 2024, 207 p, 21 €.
Portrait de Cécile en quinze poètes
Cécile A. Holdban, poète, traductrice et peintre, nous propose dans Premières à éclairer la nuit – quel beau titre ! – chez Arléa, quinze lettres de femmes, toutes poètes, lettres adressées à un amant, un enfant, une sœur, un père, une mère… Ces poètes ont toutes existé, on reconnait Sylvia Plath ou Marina Tsvetaeva, Nelly Sachs ou Anna Akhmatova, Alejandra Pizarnik ou Anne Sexton, Antonia Pozzi ou Janet Frame, Ingeborg Bachmann ou Gertrud Kolmar. On redécouvre Gabriela Mistral, et pour ma part, j’ai découvert Edith Södergran, Ingrid Jonker, Forough Farrokhzad et Karin Boye.
Cécile A. Holdban a des origines en Autriche-Hongrie et porte fortement en elle ses voix maternelles et arrière-maternelles, l’histoire tragique de ces populations constamment déplacées : « les quinze poétesses qui ont inspiré ce livre avaient autant traversé l’Histoire qu’elles avaient été traversées par elle ». Elle appelle les pages qu’elle consacre, par le biais de l’imaginaire de lettres, à chacun d’elles, des « miniatures ». En effet ce sont comme de petits portraits de chacune, avec les points communs suivants : « trois choses en moi… mon désir de m’épanouir dans mon corps, une soif indomptable d’indépendance et un besoin de créer. Ce besoin était insatiable » (lettre de Forough Farrokhzad). Cécile A. Holdban s‘excuse de façon émouvante envers celles dont elle n’est pas parvenue à parler cette fois.
Ces lettres inventées sont en commun l’évocation d’un amour, qu’il s’agisse d’un amour pour un sœur, un enfant qu’il soit le sien ou non, un homme, une femme, des parents, la déchirure qu’ont constitué la mort de l’un ou l’une d’entre eux lié à l’Histoire ou simplement à la vie, la séparation en cas de couple, l’éloignement, la trahison, la maladie, l’addiction à une substance ou simplement l’impossibilité de continuer. Les lettres sont parcourues de citations et vers de l’auteure présumée, nous rappelant ce que le ton de chacune avait d’unique. Certainement, en chacune, plus qu’une fêlure : est-ce dû au fait que ces femmes écrivent ou écrivaient-elles parce qu’elles étaient déjà blessées, dans l’enfance ou plus tard?
Confrontées à l’Histoire pour certaines (Kolmar, Tsvetaeva, Akhmatova, Sachs) l’issue était souvent tragique. D’autres ont été confrontées à une solitude trop lourde (Sexton), à un passé familial insupportable (Bachmann dont le père était nazi), à un amour interdit (Boye, Mistral), à un rapport trop difficile à son corps (Frame), d’autres encore étaient trop attirées par la mort (Pizarnik) ou par la fusion amoureuse (Plath, Pozzi peut-être), d’autres ne parvenaient tout simplement pas à vivre après la mort d’une sœur (Jonker), par inadéquation à être une femme heureuse, une mère (Södergran), par impossibilité d’être libre (Farrokhzad).
Ces « témoignages » ont certainement demandé un gros travail à Cécile A. Holdban, pour parvenir à condenser de façon aussi juste la nature de chacune d’elles.
Toutes ces femmes étaient porteuses de feu, de liberté et d’un corps vivant, engagées dans l’histoire de leur pays ou dans celle de leur famille et de leur vie, si intensément que cela en a fait frayer quelques-unes avec la folie, le suicide ou avec la terrible « métier de vivre » (Pavese).
Il n’y en a pas une qui soit plus touchante que l’autre, mais le ton n’est jamais mièvre, n’attire pas de compassion sentimentale tant la force est également là, voire la rage. Quinze femmes « puissantes » et fragiles dont le choix final n’est pas une preuve de faiblesse.
Maintenant la question demeure : ces quinze poètes tracent forcément en creux le portrait de Cécile A. Holdban. J’ai senti beaucoup de douceur, de compréhension, de respect dans ces lettres inventées. J’ai senti beaucoup de proximité entre les passés historiques, familiaux, amoureux des quinze femmes poètes et de Cécile A. Holdban. J’ai senti une forme d’hommage. J’ai senti que ces fantômes l’habillent, la nourrissent, la portent. Elle leur doit une partie d’elle-même. C’est cela qui apparaît.
Nous leur devons toutes, nous qui écrivons et peignons, jouons, filmons, créons, en somme, quel que soit le domaine, d’avoir en effet été les « premières à éclairer la nuit ». Car c’est la nuit, surtout en ce moment. Leur courage, leur force, leur passion sont des modèles pour nous toutes.
Le livre est dédié aux deux filles de Cécile A. Holdban, lesquelles reconnaîtront sans aucun doute l’engagement de leur mère dans sa vie de poète et de femme.
Isabelle Baladine Howald
Cécile A. Holdban, Premières dans la nuit, Arlea, coll la rencontre, 2024, 207 p, 21 €.