Carte blanche à Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald propose aux lecteurs de Poesibao cette petite suite : Soljenitsine, Kafka, Dostoïevski, Werth, Akhmatova, pour Alexei Navalny.



A priori nous savons ce que nous faisons, en écrivant mais parfois perdons-nous sans doute, privilégiés que nous sommes toujours, pourquoi il faut continuer à le faire, quand d’autres ne le peuvent plus, qu’ils soient politisés ou non. C’est pourquoi je propose cette petite suite, sans autre commentaire, pour faire signe aux poètes dissidents russes, aux dissidents tout court, aux ukrainiens si courageux et à Alexeï Navalny, qu’on vient de faire taire.
Cette ironie mordante et ce sourire merveilleux, je suis incapable de les oublier.
Isabelle Baladine Howald



« Choukhov pousse un soupir et se lève. Il frissonne comme avant, mais c’est clair qu’il n’arrivera pas à se faire porter pâle. Vdovouchkine tend la main, saisit le thermomètre et le regarde :
Tu vois, c’est pas bien net, 37,7. Avec 38,5 tout le monde serait fixé. Je ne peux pas t’exempter. Si tu veux tu peux rester mais à tes risques et périls. Si le docteur, lors de sa visite, te reconnaît malade, il t’exemptera, mais s’il ne trouve rien — refus de travail et au cachot. Tu ferais peut-être mieux d’aller au boulot.
Choukhov ne répond rien, ne fait même pas un signe de tête. Il enfonce sa chapka et s’en va.
Celui qui est au chaud, qu’est-ce que vous voulez qu’il pige à ceux qui se gèlent ?
Le froid redouble. Une brume mordante étreint Choukhov à lui faire mal et l’oblige à tous- ser. Il fait moins 27. Choukhov lui fait 37,7. C’est à qui aura l’autre. »

Alexandre Soljenitsyne, Une journée d’Ivan Denissovitch, tard L. et A. Robel , M. Decaillot, 10/18, 1970

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« Le voyageur se proposait de poser diverses questions, mais, à l’aspect de l’homme, il demanda simplement :
« Connaît-il la sentence ?
— Non » dit l’officier.
Et il allait poursuivre immédiatement ses explications quand le voyageur l’interrompit :
 « Il ne connaît pas sa propre sentence ?
— Non » répondit l’officier en s’arrêtant un instant comme pour permettre au voyageur de motiver plus précisément sa question.
Puis il dit :
« Il serait inutile de la lui faire savoir puisqu’il va l’apprendre sur son corps. »
Le voyageur allait se taire quand il sentit que le condamné attachait son regard sur lui. Il avait l’air de demander au voyageur s’il approuvait ce qu’on lui disait.
Aussi le voyageur, qui s’était renversé sur le dossier de son siège, s’inclina-t-il à nouveau en avant pour demander :
 «  Il sait tout de même qu’il est l’objet d’une condamnation ?
— Non plus, dit l’officier en souriant au voyageur, comme s’il attendait encore de lui d’autres questions aussi étranges.
— Non ? Dit le voyageur en passant la main sur son front. Il ignore donc aussi ce qu’on a fait pour sa défense ?
— Il n’a pas eu l’occasion de se défendre, dit l’officier en regardant ailleurs, comme s’il se parlait à lui-même et qu’il ne voulut pas humilier le voyageur en lui exposant des choses trop naturelles.
— Il faut pourtant qu’il ait pu se défendre ? » dit le voyageur en se relevant.
(…)

« Le principe d’après lequel je décide (dit l’officier), le voici : la faute est toujours certaine. »

Franz Kafka, La colonie pénitentiaire, trad. A. Vialatte, le Livre de poche, 1968

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« Le tambour battit, tous partirent au travail et je demeurai seul. Souchilov, levé ce matin-là avant tout le monde, avait trouvé le temps de me préparer du thé. Pauvre Souchilov ! Il pleura quand je lui donnai mes effets de forçats, mes chemises, mes courroies pour tenir ses fers et un peu d’argent.
— ce n’est pas pour ça, ce n’est pas pour ça !… murmura-t-il à travers ses larmes en mordant ses lèvres tremblantes… Moi vous comprenez, je vous perds, Alexandre Petrovitch ; qu’est-ce que je vais faire sans vous ici ?
Je prends congé d’Akhim Akimytch.
— ce sera bientôt votre tour, lui dis-je.
— J’en ai encore pour longtemps, pour bien longtemps ! murmura-t-il en me serrant la main.
Je me jetai à son cou et nous nous embrassâmes.
Dix minutes après le départ des forçats, le camarade avec qui j’étais arrivé au bagne et moi quittâmes la maison de force pour n’y jamais revenir. Nous allions droit à la forge pour y faire ôter nos fers, mais nous n’avions plus d’escorte armée, un seul sous-officier nous accompagnait. Ce furent des forçats qui nous débarrassèrent de nos fers dans l’atelier du génie. J’attendis qu’on eut déferré mon camarade, puis je m’approchai de l’enclume. Les forgerons me firent tourner le dos, m’empoignèrent la jambe par derrière, l’allongèrent sur l’enclume… Ils se démenaient, s’efforçant à faire leur travail le plus adroitement possible.
— Le rivet, tourne d’abord le rivet ! Commanda le maître forgeron. Mets-le comme ça, bon ! … maintenant un coup de marteau.
Les fers tombèrent. Je me soulevai… je voulais les tenir dans mes mains, les regarder une dernière fois. J’étais tout surpris de ne plus les sentir à mes jambes.
— allons, à la grâce de Dieu ! A la grâce de Dieu ! Répétèrent les forçats de leurs voix rudes et saccadées dans lesquelles je crus percevoir une note joyeuse.
Oui à la grâce de Dieu ! La liberté ! Une vie nouvelle en perspective, la résurrection d’entre les morts !… quelle ineffable minute !…

Dostoïevski, Souvenirs de la maison des morts, traduction et édition d’Henri Mongault et Louise Desormonts, préface de Claude Roy, Gallimard, coll folio classique, 1977

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« Il est minuit passé quand nous quittons Miron Markovitch. Il m’offre un livre d’entretiens qu’il a menés, dans les années 1990, avec d’autres anciens zeks. Nous reviendrons demain, c’est promis. Il nous racontera plus en détail son expérience du camp et sa vie de l’après-camp. Mais il nous prévient d’emblée : « l’expérience du camp – et sur ce point je suis entièrement d’accord avec Chalamov – est absolument, profondément, totalement négative. Le camp est une sorte de décomposition pour tous. L’homme en sort irrémédiablement abîmé. Notre peuple tout entier a été abîmé par cette expérience collective, le Goulag est entré dans nos gènes. »

Nicolas Werth, La route de la Kolyma, voyage sur les traces du goulag, Belin, coll alpha, 2016

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sept mois dans les queues des prisons de Leningrad. Un
jour, je ne sais pas qui me « reconnut ». Alors la femme aux
lèvres bleues qui attendait derrière moi et qui, bien sûr,
n’avait jamais entendu mon nom, s’arracha à cette torpeur
particulière qui nous était commune et me chuchota
à l’oreille (toutes chuchotaient, là-bas) :
— Et ça, vous pouvez le décrire ?
Je répondis :
— Je peux.
Alors quelque chose comme un sourire glissa sur ce qui avait été autrefois son visage.



Ils t’ont emmené à l’aube,
Je t’ai suivi, comme à la levée du corps,
Dans la pièce sombre, les enfants pleuraient,
Le cierge a coulé près des images saintes.
À tes lèvres, le froid d’une petite icône.
Sur ton front, la sueur de la mort… Ne pas oublier ! —
Comme les femmes des Stertzly,
Sous les tours du Kremlin, hurler.

Automne 1935. Moscou


Non, ce n’est pas moi, c’est quelqu’un d’autre qui souffre.
Moi je ne pourrai pas, et ce qui s’est passé,
Qu’un drap noir le recouvre,
Qu’on emporte les lanternes…
                             Nuit.

Automne 1939



Anna Akhmatova, Requiem, 1er avril 1957, Leningrad in L’églantier fleurit et autres poèmes, trad Marion Graf et José-Flore Tappy, La Dogana, 2010