“Ainsi parlait Anatole France”, lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel présente ici ces “Dits et maximes de vie” d’Anatole France, choisis et présentés par Guillaume Métayer, chez Arfuyen.



Ainsi parlait Anatole France – Dits et maximes de vie choisis et présentés par Guillaume Métayer, Arfuyen, 192 pages, 2024, 14€


Chacun connaît l’année de mort (1924) d’Anatole France par le pamphlet des surréalistes (“Un cadavre“) qui a conchié son départ. Dans son texte “Refus d’inhumer”, Breton écrivait qu'”avec France, c’est un peu de la servilité humaine qui s’en va“. “Je tiens tout admirateur d’Anatole France pour un être dégradé” précisait Aragon, rêvant de sa fameuse “gomme à effacer l’immondice humaine“. Pour Delteil, “cet homme médiocre a réussi à étendre les limites du médiocre“. Même Soupault – pourtant le moins ado de la bande – y va de son : “Il attendait la mort, paraît-il. Mais, à part ça, sérieusement, à quoi a-t-il pensé ?“. Guillaume Métayer a donc bien du cran de tenter (et nous tenter d’) une relecture ordonnée, synthétique et fidèle de son œuvre. Et il a raison d’y avoir réussi, car l’Anatole, à l’occasion du centenaire, s’y montre un sacré client.

France coche toutes les cases d’une gauche modérée et lucide : l’anti-racisme (“Les hommes imaginent des races au gré de leur orgueil, de leur haine ou de leur avidité” fr.388), l’anti-colonialisme (“Les royaumes blancs se disputèrent l’extermination des races rouges, jaunes et noires, et s’acharnèrent durant quatre siècles au pillage des trois grandes parties du monde. C’est ce qu’on appelle la civilisation moderne” (fr.401), “Les peuples que nous appelons barbares ne nous connaissent encore que par nos crimes” (fr.402), et “En réduisant, en diminuant, en affaiblissant, pour tout dire d’un mot, en colonisant une partie de l’humanité, nous agissons contre nous-mêmes” (fr.408), l’anti-militarisme (“Chez les soldats, comme dans toutes les foules, le sentiment le plus fort est la peur. Ils vont à l’ennemi comme au moindre danger. Les troupes en ligne sont mises, de part et d’autre, dans l’impossibilité de fuir. C’est tout l’art des batailles” (fr.338), l’amour de la diversité et le respect du pluralisme (“Tu m’obliges à penser une chose que tu comprends et que je ne comprends pas. Je suis plus près de toi en croyant une chose différente, que je comprends” (fr.392), une tolérance généalogisante, et attentive aux seules fécondités (“J’aime la Révolution parce que nous en sortons, et j’aime l’ancienne France parce que la Révolution en est sortie. Il n’est pas si difficile qu’on croit de réconcilier les pères et les enfants : il n’y faut que de l’intelligence et de la sympathie” (fr.160). On comprend bien que le cordial d’eau tiède de cet irénisme ait rebuté nos post-dadaïstes, mais moins qu’ils n’aient pas, pourtant, salué son singulier (et constant) humour.

Car l’homme connaît – et communique – la joie d’en rire : son irréligion, par exemple, est saine et souriante. (“Quand ils n’ont plus de prêtres, les dieux deviennent très faciles à vivre. Cela se voit dans les musées” (fr.131), ou “les âmes claustrales, ne sachant ni vivre ni mourir, embrassent la vie religieuse comme une moindre vie et comme une moindre mort” (fr.317), ou “Les dieux changent plus que les hommes, parce qu’ils ont une forme moins précise et qu’ils durent plus longtemps” (fr.395). Mais toujours son humour sert la vie, en se moquant gentiment de la mort (“Peut-être vaut-il mieux croire à la réalité de l’être et à la bonté divine, puisque, si c’est là une illusion, c’est une illusion que la mort indulgente ne dissipera point” (fr.124) – mort, donc, incapable de prendre pour elle ce qu’elle nous ôte ! ou du vieillissement (vieillir, dit le fr. 135, c’est accepter l’humiliant auto-rajeunissement du monde qui permet d’y durer !). Son humour se moque d’ailleurs, non irrespectueusement de tout, mais insolemment du tout lui-même : “Il ne faut jamais compter sur la nature qui n’a ni esprit ni cœur. Ne l’aimons point, car elle n’est point aimable. Mais ne nous donnons point la peine de la haïr, car elle n’est point haïssable. Elle est tout. C’est un grand embarras que d’être tout” (p. 102). On voit que, comme Voltaire, Schopenhauer ou Wilde, il avait trop d’humour pour faire le poète. Philosophe, alors ?

La philosophie d’Anatole France (pour excuser un peu le mépris surréaliste) est, c’est vrai, plutôt syncrétique : pensée épicurienne (par l’évidente infinité spatiale et temporelle des mondes ; par l’affirmation que l’immortalité ne nous dignifierait en rien ; par l’intuition que l’univers a le hasard pour Dieu et le changement pour Maître), pascalienne (par la stricte conventionnalité de la justice humaine ; par l’irréductible primat du cœur sur l’intelligence ; par le constat, face au tragique, de notre piteuse mais salubre “résolution de n’y point penser”) et nietzschéenne (par l’idée d’un art nous consolant de la vérité; par la défiance à l’égard du sacré, du surnaturel et du salut chrétiens; par un élitisme lucide et franc : “Ce qu’on appelle le génie d’une race ne parvient à sa conscience que dans d’imperceptibles minorités” fr.360). Mais c’est un Épicure sans fière abstraction (ni misogynie !), un Pascal sans Dieu (ni mathématiques !), un Nietzsche … dreyfusard, sans fadaises surhumanisantes (ni crible cosmique par Éternel Retour !). Sa pensée n’est pourtant pas simple ramassis de pauvretés d’importation (quand Alain le traite, devant ses Khâgneux, de Paillasse, il tombe, pour une fois, dans la facilité qu’il dénonce), car la conviction de fond d’Anatole France touche et instruit, et c’est celle-ci : l’ironie et la pitié sont, finalement (fr. 31 et 305), les deux meilleures conseillères de vie humaine – car les plus durables (le temps ne détruit que l’étonnement, l’espérance et la naïveté, choses dont ironie comme pitié se détournent) et les plus dignes (l’ironie, dit l’auteur, a le sourire qui rend affable, et la pitié les larmes qui rendent respectueux).

Mais sa réserve à l’égard de la métaphysique (qui, écrit-il, nous renseigne toujours plus sur qui l’énonce que sur ce dont elle parle !), l’ouvre d’autant à la poésie. Alors que, par le savoir objectif, nous n’accédons qu’à nos représentations du monde – et non au monde ! et ne satisfaisons que nos besoins de ce qui est – non du reste !, “il n’y a de poésie que dans ce que nous ne connaissons pas” (fr.24), et “il n’y a de poétique que ce qui n’est plus” (fr.99). La poésie prolonge donc, non le silence du réel (comme le fait respectueusement la science), mais bien plutôt, passionnément, la voix de la nature, et
Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu au monde un poète moral : en tout cas ce ne fut ni Virgile, ni Shakespeare, ni Racine, ni aucun de ceux que l’humanité honore comme les interprètes de ses passions et les révélateurs de ses secrets. Ceux-là furent, en morale, indifférents comme la nature dont ils sont les voix” (fr.187).
De toute façon, écrit malicieusement France, leur ignorance réussit aux poètes, car leur tâche n’est pas du tout d’aider à comprendre, mais à aimer (fr.294). “Ils ne servent qu’à cela. Et c’est un assez bel emploi de leur vanité délicieuse“.
Nous faire, comme y parvient excellemment Guillaume Métayer, lire et goûter cet auteur par extraits (nets, cohérents et judicieux) était, de plus, exactement conforme à sa propre “idée de la perfection” :
J’aime infiniment, je l’avoue, ce qui n’est pas fini et je crois qu’il n’y a au monde que des fragments ou des débris pour donner aux délicats l’idée de la perfection” (fr.189)
Oui, décidément, le “Cadavre” avait mieux compris la mort que ses cracheurs de peu.

Marc Wetzel

Ainsi parlait Anatole France – Dits et maximes de vie choisis et présentés par Guillaume Métayer, Arfuyen, 192 pages, janvier 2024, 14€


Extraits

72  Soyons naturels, soyons vrais. Effaçons-nous, afin qu’on voie en nous non pas un homme, mais tout l’homme. Ne nous torturons pas : les belles choses naissent facilement. Oublions-nous : nous n’avons d’ennemi que nous-même.

155  En perdant la foi, nous avons perdu tout droit d’être violents. C’est assez que, pendant dix-huit siècles, l’Église, en frappant la synagogue, ait déchiré le sein de sa mère. Israël a payé assez chèrement l’honneur d’avoir donné un Dieu au monde. Sa destinée frappe l’esprit de stupeur et d’admiration.

202  Il y a deux meubles que je tiens en haute estime, c’est le lit et la table. La table qui, tour à tour chargée de doctes livres et de mets succulents, sert de support à la nourriture du corps et à celle de l’esprit; le lit, propice au doux repos comme au cruel amour.

266  Je suis toujours un peu surpris de voir des personnes adultes et même vieilles se laisser abuser par l’illusion du pouvoir, comme si la faim, l’amour et la mort, toutes les nécessités ignobles ou sublimes de la vie, n’exerçaient pas sur la foule des hommes un empire trop souverain pour laisser aux maîtres de chair autre chose qu’une puissance de papier et un empire de paroles.

375  S’il nous était possible de voir ce qui viendra, nous n’aurions plus qu’à mourir, et peut-être tomberions-nous foudroyés de douleur ou d’épouvante. L’avenir, il y faut travailler comme les tisseurs de haute lice travaillent à leurs tapisseries, sans le voir.

398  Que tous les astres du ciel s’éteignent comme se sèchent les herbes de la prairie, qu’importe à la vie universelle, tant que les éléments infiniment petits qui les composent auront gardé en eux la puissance qui fait et défait les mondes !