Jean-Claude Leroy présente ici aux lecteurs de Poesibao le poète américain Campbell McGrath, à partir d’un livre paru au Réalgar.

Campbell McGrath, XX : Poèmes pour le vingtième siècle, traduction de Christian Garcin, Le Réalgar, 2023, p. 260, 22€.
La collection Amériques des éditions Le Réalgar accueille nouvellement un poète contemporain peu connu jusqu’alors en France. Ce livre, dont l’original a été finaliste du prix Pulitzer en 2017, sera donc pour beaucoup l’occasion de découvrir Campbell McGrath, grâce à la traduction de Christian Garcin.
Son titre XX : Poèmes pour le vingtième siècle vend quelque peu la mèche, le principe en est simple : chaque année du fameux siècle qui a vu aussi bien Hiroshima qu’Auschwitz, horreurs difficilement compensées par des génies de tous ordres, se voit ici octroyer un poème. Le plus souvent un personnage emblématique de la période en est le titre et la déclaration. On y trouve une quantité de patronymes célèbres à divers titres, penseurs (Benjamin, Wittgenstein, Derrida…), personnages politiques (Mao, Goebbels, Mandela), artistes (De Kooning, Kahlo, Matisse, Hopper, Coltrane, Kurosawa…), écrivains (Stein, Akhmatova, Bolaño, Woolf, Orwell, Kafka…), avec à chaque fois la parole qui leur est donnée, l’éclairage d’un fait, d’une vision, d’un constat.
PICASSO (1900)
Arrivé à Paris avec Casagemas je découvre
que Montmartre incarne le rêve ultime,
une profusion de pavés, de chiens errants, de trafiquants,
de kiosques à oiseaux baroques comme à Barcelone, de moulins à vent
sur la butte et toutes les variétés de théâtre de rue,
anarchistes, sculpteurs et soudards visionnaires,
orgues de barbarie, saltimbanques mélancoliques,
putes de music-hall que l’on ne peut se payer,
mannequins insouciants entre ordures et bidons d’huile,
tout cela autorisé, tout cela offert à tous,
tout cela scintillant de paillettes et guirlandes.
[…] p. 13
Picasso a droit à un grand nombre d’occurrences, Mao également, et Welles. Mais Chaplin, en revanche, semble avoir été occulté ou omis. On trouverait bien des absences dans une telle sélection, qui ne peut être pourtant, en dépit de sa généreuse ambition, que subjective.
Les textes sont souvent écrits à la première personne du singulier, le personnage parle par la voix de Campbell McGrath qui se fait ainsi le ventriloque de ses héros. Chacun se raconte, témoigne et s’explicite, nous voici plongés dans un musée sonore, au carrefour de multiples discours, paroles, témoignages réinventés semant des traces dont le dessin semble dessiner le profil possible du siècle.
MAO : SUR L’ÉDUCATION (1917)
[…]
Mon premier amour était la poésie, l’élégance de la versification classique,
mais l’énergie des temps nouveaux m’a poussé
à étudier le droit, l’économie et la pensée sociale.
À l’École Normale
je ne me suis pas vraiment intéressé à l’Histoire naturelle
mais de toutes les matières celle que je ne pouvais souffrir était le dessin d’après nature.
Pour mon examen de fin d’études, j’ai dessiné un simple ovale,
rendu ma coquille, et suis parti.
C’était un œuf.
C’est la seule matière
dans laquelle j’aie jamais échoué. [p. 50-51]
Poésie narrative qui tient volontiers de l’énumération ou de la liste, elle embrasse l’époque en s’installant dans le creux de ses replis, déroulant détails et éléments d’une histoire qui voudrait s’incarner à travers seulement des héros personnifiés, plus ou moins emblématiques, ou plutôt reflets d’une société divertie par les récits qui l’embobinent, les meilleurs et les pires, des plus tragiques aux plus fictionnels.
Ce livre est aussi une série de rendez-vous avec des êtres rares qui ont peuplé le siècle passé, ils sont très connus pour la plupart, hasard de l’élection populaire, spectaculaire ou tyrannique. Parfois, ces sommités se donnent rendez-vous entre elles, et l’on s’attrape parfois au col, comme cette adresse de Ludwig Wittgenstein à Karl Popper, située en 1947, et donc ici sous la plume de McGrath qui se rapporte à une brève et célèbre discussion entre les deux brillants et inconciliables énergumènes.
« … souvenez-vous que le simple fait de brandir un tisonnier
ne suffit pas à exprimer l’intense vigueur avec laquelle je m’oppose à vos idées. » [p. 121]
Ou par la voix de Virginia Woolf, cette confidence glacée : « Dans la guerre entre moi et moi, les combats se passent plutôt mal. » [p. 102]
La voix aussi de Zora Neale Hurston, écrivaine, figure du mouvement culturel afro-américain à qui McGrath fait dire un Atlas énigmatique. La pauvreté pourrit l’âme, l’impuissance nous trahit. / Il n’y a qu’à Harlem que j’ai pu me battre d’égal à égal / New-York est une pomme dans laquelle j’ai mordu, et j’ai dégluti. [p. 151]
On ne lit pas forcément les pages à la suite, on procède comme avec un almanach, un dictionnaire, un compendium, c’est le plaisir supplémentaire et imprévu d’un tel ouvrage, une enquête dans l’histoire récente à travers les traces choisies par un poète d’aujourd’hui regardant vers le passé récent qui, par ses tonalités, semble railler notre aujourd’hui.
KAFKA (1924)
[…]
Les pierres tombales sont des dents dans la mâchoire
de la terre dévorante, n’est-ce pas ?
Précieuses incisives, saintes reliques.
Ainsi expliquons-nous les sourires tordus
sur les visages de tous les anges des peintures. [p. 68]
Jean-Claude Leroy
Campbell McGrath, XX : Poèmes pour le vingtième siècle, traduction de Christian Garcin, Le Réalgar, 2023, p. 260, 22 €.
NDLR : Campbell McGrath est un poète américain né le 26 janvier 1962. Il est l’auteur de neuf recueils de poésie complets, dont Seven Notebooks, Shannon: A Poem of the Lewis and Clark Expedition, In the Kingdom of the Sea Monkeys, et XX: Poems for the Twentieth Century, pour lequel McGrath était un finaliste du prix Pulitzer de poésie.