Gilles Jallet, “Les Utopiques, I.”, lu par Jean-Nicolas Clamanges


Jean-Nicolas Clamanges fouille dans cette note, pour les lecteurs de Poesibao, cet étonnant projet éditorial de Gilles Jallet, “Les Utopiques”.



Gilles Jallet, Les Utopiques, I. La rumeur libre éd., Vareilles 2023, 188 p., 18 €


L’éditeur m’avait aimablement envoyé ce livre au printemps ; alors lancé dans une recherche qui me requérait intensément, je n’avais pu m’en occuper ; le temps était enfin venu cet automne de me trouver libre d’en rendre compte. Et puis, tandis que j’y travaillais, le site Fabula m’apprend qu’en doublet avec Nicole Brossard, Gilles Jallet se trouve, « pour l’ensemble de son œuvre, à l’occasion de la publication du recueil Les Utopiques I », titulaire pour 2023 du Prix de la Maison de Poésie. Les excellentes raisons littéraires motivant une telle distinction ne sont pas dites.

Je vais parler ici en ignorant avéré, avouant mal connaître cet auteur, hormis son excellent Hölderlin chez Seghers et ce que j’ai pu lire à son propos sous la rubrique « Quelques solitaires (années 1990) », dans l’anthologie d’Yves di Manno et Isabelle Garron chez Flammarion (2017), ainsi que dans quelques revues où je me trouve abonné. J’y avais appris son amitié avec Mathieu Bénézet, que j’ai beaucoup lu dans ma jeunesse et pour l’œuvre duquel je conserve une grande admiration, ainsi que la dimension philosophante de son inspiration propre, ce qui toujours m’inquiète un peu a priori, je l’avoue, quant à ce qui peut en sortir d’authentiquement poétique. Heureusement, les poèmes cités dans l’anthologie valent d’y figurer, même si les plus développés pourraient être lus comme des fragments d’essais en prose rythmée. Jallet est d’ailleurs l’auteur d’un essai intitulé Le crâne de Schiller, consacré à une série d’écrivains ou poètes allemands et français : Goethe, Novalis, Hölderlin, Benjamin, Laporte, Mallarmé, Bousquet, Du Bouchet, Celan, et l’on trouve régulièrement sur Sitaudis, Poezibao, et dans les revues Europe ou Le Nouveau recueil ses notes de lecture fouillées sur de nombreux poètes en diverses langues, des classiques jusqu’aux plus récents contemporains.

Chantier du néant
En ce qui concerne son œuvre poétique publiée en volumes depuis Contre la lumière (Seghers, 1985), Les Utopiques, I en constituent l’opus 9, sachant que son éditeur a publié en 2014 ses Œuvres poétiques (1985-2011) sous le même titre que l’opus 1. À cet égard, le paradoxe du n°9 serait, pour ainsi dire, de déconstruire les Œuvres en publiant le premier tome d’une série de tentatives avortées en vue de l’impossible achèvement d’un poème, ainsi que l’indique le préambule. – La provocation se redoublant de l’affirmation de l’incohérence radicale de l’ensemble dont l’assemblage ne se justifie, nous affirme-t-on, d’aucun autre fondement que de « constructions de tours dans l’espace », soit, dans l’histoire des genres poétiques, un genre sans aucun fondements spatio-temporels – autrement dit utopique –, à l’inverse de ce qui le précède selon l’auteur, des Pythiques aux Géorgiques et autres Tragiques. Cela fait longtemps, soit dit en passant, que Baudelaire a formulé en sept mots l’essentiel de l’auto-fondement de la poésie en elle-même, sans parler d’illustres prédécesseurs germaniques.

Quant à l’idée de publier de son vivant des brouillons d’œuvres auparavant publiées ou non, elle n’a plus rien d’original aujourd’hui : Aragon avait brillamment ouvert la voie en 1969 dans son fameux essai sur les incipit. Ponge avait suivi dans son domaine, avec La Fabrique du pré (1990). Plus récemment, on trouvait sur l’ancien Poezibao, une rubrique « Chantier de poème » où Ariane Dreyfus avait publié en 2012 les brouillons de son « Poème contre l’excision », lesquels furent ensuite édités, non sans quelques retouches, dans son Dernier livre des enfants (Flammarion, 2016). Sur le plan universitaire enfin, c’est toute une discipline, dite « critique génétique », qui se consacre, depuis des décennies, à l’étude des brouillons d’auteurs de moins en moins anciens puisque nombre de contemporains livrent désormais documentation et manuscrits aux institutions dévolues à leur conservation, en vue d’une utilisation critique post mortem.  

G. Jallet publie donc le tome I d’un « corpus de fragments poétiques qui reprend, dans leur forme originale, avec variations et répétitions, différents montages ou collages » attestant une impuissance à « écrire ou achever quelque chose comme un poème ». En quoi il se prévaut de l’exemple de Mallarmé dont les œuvres publiées ne seraient que « des poèmes figés par l’académie », alors qu’il importe aujourd’hui de lire toute la série de leurs états disponibles, puisqu’enfin : « le corpus d’archives a remplacé le poème unique ». Valéry aurait objecté que « le langage n’a jamais vu la pensée » (a), soit qu’on peut bien récolter toutes les variantes possibles pour reconstituer la genèse d’un texte artistique : ce ne sont jamais que restes conjoncturels d’une élaboration mentale à jamais dérobée dans son processus. Quant à Proust il avait lucidement prédit, en quelques lignes d’une lettre à des amis, ce qui attendait son œuvre à cet égard : « la pensée ne m’est pas très agréable que n’importe qui (si on se soucie encore de mes livres) sera admis à compulser mes manuscrits, à les comparer au texte définitif, à en induire des suppositions qui seront toujours fausses sur ma manière de travailler, sur l’évolution de ma pensée, etc. Tout cela m’embête un peu… » (b).
Au fond, ce qu’ont fait Aragon, Ponge, Dreyfus et quelques autres qui tiennent, comme Proust finalement, à ce qu’on ne raconte pas n’importe quoi sur leur art en parasitant leurs brouillons, c’est prendre les devants en traitant, comme artistes, les questions de genèse dans leur œuvre. C’est de bonne guerre. À leur suite, Jallet monte au front.

Dispositio
Les Utopiques I est disposé en 6 volets dont le premier : « Reliquiae » occupe un peu plus de la moitié de l’ensemble, les cinq autres se partageant le reste des pages. Je définirais « Reliquiae » comme une suite de variations sur différents incipit, peut-être « donnés » (au sens de Valéry ou de Tsvetaieva), qui forment titre en caractères italiques à l’ouverture de chaque série. Formellement, le mètre tourne autour de l’alexandrin brisé en quatre tercets par page, aléatoirement rimés ou assonancés. Le dispositif s’enrichit aux p. 36-38 de trois poèmes en prose dont l’un disposé en versets. L’ensemble apparaît doté d’une forte cohérence, tant comme projet centré sur la productivité des incipit que comme dispositif formel.
« Polyptique », composé de 7 poèmes en vers dont le titre est un numéro, les dispose selon un ordre non-linéaire (4, 6, 1, 2, 3, 5, 7). Les n° 1-3 sont en vers libres à mètres variables, non rimés, non ponctués, mais avec majuscules au début de certains vers. Une assez longue première strophe est suivie d’une plus courte. Les n° 4 et 5 présentent l’un 4 quatrain alternant vers long et vers plus court selon des mètres variables, l’autre 5 tercets à mètre irrégulier (en une sorte de terza rima sans rimes). Le n°6 combine 4 quatrains aux mètres variables depuis l’hendécasyllabe et au-delà ; on y retrouve des variations en refrain sur incipit. Le n°7 serait de la même veine que les n°1 à 3, si la seconde strophe n’y manquait.
On ne s’étendra pas sur « Adversité » (9 pages) et « Dormance et déraison » dont chaque poème a son mètre, sa disposition, sans parler des thématiques, des ‘à la manière de…’ ou des dédicaces de ces « poèmes retrouvés » (les précédents ne l’étaient donc pas ?). On y remarque cependant des variations sur le Livre des morts égyptien et sur le Deutéronome, des références à Char et Botticelli, une imitation explicite de Juarroz, un titre référant aux « galets de la Dordogne », trois « Préludes » datés, avec des noms de lieux précis, etc. Autrement dit, cette série n’a absolument rien d’une « Utopie » au sens plus haut défini.
La série suivante : « Une phrase fertile », est constituée de deux immenses phrases non ponctuées et sans aucune majuscule qui se développent en miroirs déformants sur les bords gauche et droit des pages 163-172, sur deux colonnes continues de vers brefs non rimés, avec un dispositif de refrain à variations qui fait penser à certaines expériences sur ce plan de Bernard Heidsieck. Ces pages sur la mémoire, le voyage, le jeu des éléments, la voix, le rythme, l’enfance … l’écriture, si elles étaient lues en contrepoint à plusieurs voix, feraient certainement merveille à l’écoute.
La dernière série : « Le tombeau de Rachel » est dédicacée et datée (là encore rien d’utopique). Il s’agit d’une méditation contemporaine sur la beauté incompréhensible de l’apparaître selon le point de vue d’un homme gravant un très beau visage de femme, le contexte (ou l’arrière-texte) s’avérant une recomposition actualisée de l’univers biblique. C’est une belle prose, proche, dans son registre spécifique, du style de Quignard à l’égard d’autres époques littéraires.
Au terme de ce survol, un éloge convient des richesses lexicales de la première section qui rappellent à un vieux lecteur ce qu’il découvrait, dans sa jeunesse, chez les meilleurs symbolistes. On signalera ici, de Jacques Plowert, le Petit glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes (Vanier, 1888), seulement pour remarquer une convergence d’exigence (aujourd’hui inespérée) avec l’écrivain ici recensé.

Tongue in the cheek ?
En publiant le premier tome de ses brouillons ne l’ayant mené à rien, Gilles Jallet invalide implicitement la valeur poétique des opus antérieurs. Il s’agit d’une provocation insidieuse à l’adresse des lecteurs passés et à venir des dits opus, conviés à mesurer, éléments génétiques de première main en main, l’envergure de ce néant. On promet du pain sur la planche pour mille ans (utopie s’il en est par les sales temps qui courent) aux tenants de la génétique des textes littéraires qui s’attaqueront à cette œuvre.

(a) Cahiers, t. II, éd. CNRS, 1957-1961, p. 356.
(b) Lettre de l’été 1922 à M. et Mme Sydney Schiff, Correspondance générale, t. II, p. 51.

Jean-Nicolas Clamanges

Gilles Jallet, Les Utopiques, I. La rumeur libre éd., Vareilles 2023, 188 p., 18 €

Extraits

Si pensive au long cours s’égare l’ombre
appariée au rien et à la destruction
ne demande pour exalter son courage

Ni racinage ni suffusion de plantes
sous la mince pellicule de terre
qui t’ensevelit car l’ombre y survivrait

Dans l’effroi tumescent de tes yeux
qui à peine se rend la lumière
se ferment et tremblent sans rien dire

Toutes sortes d’idoles ramassées
dans l’éclat de l’ombre
se relèvent et glissent dans ton songe

Pensive sombre a vaincu l’amaurose
et son château d’images
fascinantes dans la mémoire trouble

*

Saxifrage
sur un toit de tôle
ondulée

À la lumière de l’
ombre
une pierre écrite

L’essence
de la mort dans le temps
du poème

Où perce l’
impossibilité
d’écrire