Christian Travaux souligne l’urgence à lire ce livre de deuil écrit par Bernard Chambaz après la mort de sa femme, Anne.
Qu’on se rassemble, qu’on
éclaire au dehors,
qu’on inscrive sur des papiers de couleur
tous les détails
afin que chacun sache,
sur les plages, dans les impasses, les
hôpitaux,
que quelqu’un d’unique vient de mourir
et que maintenant
tout s’arrête.
Claude Esteban
Urgence.
Il y a urgence, pour le lecteur, à lire ce livre, comme il y en a eu, certainement, pour Bernard Chambaz, à l’écrire. Juillet 2023. Anne est morte, son amoureuse, son aimée, sa plus-que-reine. Celle dont la présence suffisait à éclairer la moindre pièce, le moindre instant, chaque parcelle de l’existence. Et, soudain, comme un vide immense, comme une perte irréparable, une solitude, une « vie d’après », « effondrée », à tout jamais (p. 142). Et seuls des mots où s’accrocher, désormais, qui donneront ce livre : Sans savoir où la luge s’arrêtera. Déjà, pendant deux ans, il avait fallu s’agripper à leur être de papier et d’encre. Tenir, coûte que coûte, faire face à la maladie qui s’installe, puis s’éclipse, puis se réinstalle de façon définitive. Et être aux côtés d’Anne, chaque jour, ne rien dire, toujours lutter pour sourire, pour tenir debout, quand on voudrait, là, s’écrouler, là, tomber, tout abandonner, et faire en sorte que la boue noire de la vie nous emporte avec tout le reste. Avec la pluie.
Deux parties, certes. Dix sections de 7 à 19 laisses, plus une coda, déjà publiée dans l’anthologie Ma-plus-que-reine, en 2024. Mais, surtout, deux phases d’écriture, deux époques, des dates précises : 16 novembre 2021 – 6 janvier 2022 (pour la partie I). 15 janvier – 23 février 2023 (pour la partie II). 26 juillet 2023 (pour la coda). Autant dire un compte à rebours, un décompte des jours pour sentir le passage des heures enfuies, comme le si peu de temps qui reste, de moins en moins, de jour en jour, jusqu’au dernier. Le décompte de tous les derniers : dernier jour, dernière question, dernière volonté, dernier mot, apparaît, d’ailleurs, in fine (p.138-139). L’existence, alors, suit un fil si fragile, si dérisoire, qu’on cherche – en vain – où se tenir, où s’accrocher, quand la maladie refait surface, et s’impose, et ne désarme plus – jusqu’à la fin.
Dès lors, ce sont les moindres choses, les moindres gestes, les plus petits mots prononcés, qui servent de bouée de sauvetage. La lampe, choisie il y a vingt ans (p. 11). Le mouchoir, toujours tenu, toujours serré (p. 13, 14, 32, 36). L’étui à lunettes (p. 14, 32). La tisane, le café, la confiture, servis au petit déjeuner (p. 65), et jusqu’aux bonbonnes d’oxygène (p. 14, 26, 59), aux poches de substances chimiques (p. 36), au cathéter (p. 36), au boîtier placé sous la peau (p. 61), ou au casque réfrigérant (p. 119), lors des séances de thérapie, dont le seul souvenir, précis, presque clinique, suffit à créer un tel choc, dans l’intérieur de la mémoire, qu’on sait que l’on ne pourra jamais plus les oublier – une fois vécus. Les promenades, aussi, rappelées (p. 14, 59, 93-96), d’abord, comme des temps de détente, puis comme de fragiles victoires, trop dérisoires, face à l’urgence du temps qui presse, qui oppresse et dérègle tout. Les allers-retours perpétuels à l’hôpital, comme un rituel (p. 12, 19, 24, 26, 31, 56, 76, 86, 110). Les séances de thérapie (p. 36, 67, 119), comme la sortie inespérée, mais temporaire, de l’hôpital (p. 62). Les imageries (p. 19, 72, 110, 117). Et l’attente des résultats (p. 21, 72, 86-87). Tant de faits que la maladie impose à l’existence elle-même qu’on ne peut plus, qu’on ne sait plus comment vivre, dorénavant, qu’on agit, alors, « sans savoir » un jour « où la luge s’arrêtera » (p. 100). Et sans savoir comment lutter.
La maladie impose son rythme, et ses choix, et ses avancées, ou ses reculs, jusqu’à la fin. Aussi l’écriture se doit-elle, comme Bernard Chambaz l’a compris, d’être à l’amble, diastole – systole, comme un cœur qui bat par à-coups, qui espère, qui désespère, qui craint toujours. Le vers libre, cassé, coupé, heurté, aide à cela. Nous ne pouvons pas faire autrement, face à l’urgence même de vivre, aux maigres jours qui s’effilochent, que d’écrire cette déroute. La langue elle-même doit dire le rythme de ce quotidien qui se perd. Langue précise, langue transparente, de l’ordinaire ou de la vie, ou langue de la concrétude au point que le vers se poursuit, parfois, en paragraphes, dans une prose énumérative. Un simple constat, littéral et prosaïque, de ce qu’est la vie dans son être, dans son essence, ou de ce qu’elle nous laisse comme traces matérielles, avant de sombrer.
Les symptômes sont guettés sans cesse, interrogés, de la clavicule trop saillante, déjà (p. 9), à la toux persistante (p. 16, 17, 20, 64, 114, 123, 127, 131), jusqu’aux taches brunes sur le dos (p. 13), aux doigts gonflés (p. 27), aux deux métastases (p. 30), et puis celle qui « a migré au bas du dos » (p. 35), à la « fatigue fatigue fatigue » (p. 106), aux ganglions qui gagnent le cou (p. 137). Et il n’y a pas jusqu’au visage de l’aimée qu’on contemple, en vain, éperdument : « tu étais magnifique » (p. 18) ; « ton visage restait aussi beau » (p. 32) ; « vivante et admirable // là-bas sur ton lit à l’hôpital » (p. 52) ; « impossiblement belle » (p. 138) ; « tu es restée magnifique » (p. 139). Ces formules émaillent le live, comme autant d’éclats d’eau de lune dans la nuit noire de l’existence, autant d’espoirs, autant d’appels à autre chose qu’à mourir dans l’emportement de nos vies vers la fosse, vers le trou d’ombre.
Alors, les mots sont encore là, dont on se souvient pour toujours, pour saisir la dégradation du corps, comme la force de vivre, ou l’aveuglement nécessaire, pour tenir bon, coûte que coûte. « Je n’ai pas ta chance » (p. 17) ; « je suis en train de mourir » (p. 137) ; « j’suis en train de crever » (p. 133) : autant de phrases dites par Anne (dont on entend encore la voix, ainsi, entre ces pages), et dont on ressent la présence, et la détresse. « J’suis en train de crever ». Mais, aussi, « mamour » (p 43, 139) ; « merci mamour » (p 134) ; « bonne année mamour à nous deux » (p 74). Tant de tendresse dans ces trois mots, comme dans le dernier, « amoureux » (p 142), qui clôt le livre.
Vivre avec la maladie, en soi ou à côté, est une épreuve insupportable, dont on ne se remet jamais. De toutes les façons, on en meurt. Le corps cède et s’effondre enfin, pour la malade. Et, pour l’aidant, l’esprit en reste tétanisé, marqué au fer, au point qu’après, la vie d’après, n’est plus guère envisageable. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement », disait La Rochefoucauld. Mais le soleil est là, là-haut, là devant, et si je le vois, c’est que je suis vivant au monde, encore ici. Aujourd’hui, c’est jour de printemps, et j’écris face à la fenêtre. Un peu de lumière vient jouer sur le rebord de mon papier. Levant les yeux, je vois (je sens plus que je ne vois) le soleil poser ses filets sur la mer étale du jour. Je ferme les yeux. Je dérive. Et je remercie d’exister, d’exister encore, avant que le vent ne tourne au nord, que la nuit ne tombe, et que la pluie n’emporte tout.
Décidément, dans le court temps qui nous sera alloué, il y a urgence à lire ce livre, comme il y a urgence à vivre, intensément, et puissamment.
Terriblement.
Christian Travaux
Bernard Chambaz, Sans savoir où la luge s’arrêtera, Julliard, 2024,144 p., 19€