Anne Malaprade explore avec Florence Pazzottu sa double pratique de poète et de cinéaste et leurs relations dans sa création.
Anne Malaprade : Entre le film et le poème, votre cœur balance ? Votre raison hésite ou choisit ?
Florence Pazzottu : J’aime assez le verbe balancer, et j’aime aussi l’image de la balançoire, elle relie sol et ciel sans les confondre, elle rappelle la nécessité et la fragilité d’un suspens, la possibilité de la chute, et je n’aime pas seulement l’image, j’aime les balançoires (si-si, à présent aussi), l’élan donné par les pieds, l’impression d’un envol, la vivacité des sensations et les variations de vitesse… Toutefois, pas d’hésitation là, ou bien, si hésitation et doute il y a – du doute toujours, d’ailleurs, mais qui n’empêche pas l’action, qui d’une façon paradoxale la soutient, la rend éprouvante quelquefois, mais la soutient –, ils ne concernent pas ce point. Un mouvement intérieur a lieu, oui, venu d’une impulsion du dehors, mouvement qui pousse à ce que je travaille plutôt à un film ou à un livre ; cependant le choix ne porte jamais sur le point de savoir si le poème sera texte écrit ou film. Certes, ce n’est, quoi qu’il en soit, pas la même chose. D’abord, parce que si c’est un texte qui arrive, on peut l’accueillir même s’il ne s’est pas annoncé, tandis que pour qu’il y ait, ne serait-ce que le commencement d’un film, il faut bien avoir réuni d’abord un certain nombre de conditions, avoir emporté avec soi du matériel, une caméra, ce que je ne fais strictement que quand, justement, a surgi, s’est imposé… comment le nommer ? un désir de film lié à une intuition ? une idée ? Il faut avoir attendu que désir et idée mûrissent un peu, se développent, pour entrer dans le processus de fabrication d’un film ; ce qui n’est pas le cas pour un texte, évidemment, il peut très bien débuter aussitôt, quand on ne l’attendait pas, on peut le mémoriser en marchant par exemple, ou en faisant tout autre chose, ou en griffonner les premiers mots au café sur le journal qu’on était venu y lire. Enfin, c’est ainsi que cela se passe pour moi, et c’est sûrement très différent pour d’autres. Cœur et raison participent à l’opération, oui, sans doute, et des décisions sont prises, évidemment, mais de celles qui ne dépendent pas entièrement de la raison, qui, même, le plus souvent, ne se prennent pas à ce seuil de conscience où je pourrais d’emblée les reconnaître miennes, – des décisions proches, plutôt, de celles dont il s’agit dans une rencontre et qui ont pour conséquence que l’on voie et accueille, ou non, ce qui arrive et qu’on ne savait pas. Bref, pour l’heure, donc, et depuis que je fais des films (depuis près de quinze ans, mais j’écris depuis bien plus longtemps), je ne me suis jamais retrouvée à trancher cette question : un livre ou bien un film ? Il se peut d’ailleurs que je filme et écrive en même temps, et aussi que ni je n’écrive ni je ne filme pendant un certain temps. Ce n’était pas la même chose autrefois avec les dessins ou les gribouillis, par exemple. Ils arrivaient presque toujours dans des périodes d’absence de l’écriture. Ils lui étaient fortement liés, je le sentais, le savais, mais ils arrivaient presque toujours dans des moments où elle se taisait. Une sorte de balancement ou d’alternance, là, alors, peut-être, oui, se produisait.
A. M. : Ces « dessins et gribouillis », il y en a parfois à l’intérieur de vos livres et sur leurs couvertures. Le cinéma est-il venu dans la continuité de cette pratique ? Les films se seraient-ils substitués, en quelque sorte, aux dessins et gribouillis ?
F. P. : Il n’y a pas eu continuité, mais une rupture au contraire. Le cinéma a toujours été présent dans ma vie, d’une façon ou d’une autre (c’est une trop longue histoire pour que je la raconte ici, mais j’ai participé à plusieurs films, depuis très jeune, dans plusieurs parties de ma vie et à des places différentes), mais réaliser moi-même des films, et filmer et monter moi-même, était tout à fait impensable. Quand je dis impensable, je veux dire que même l’idée que ce n’était pas pensable ne l’était pas – pensable. Il a fallu une crise, un déchirement, une douleur inouïe, un bouleversement très profond de mon existence, pour que cela arrive, que je me mette à faire des films. Ainsi ai-je pris conscience d’une impossibilité au moment où je la dépassais, au moment où me devenaient soudain accessibles une audace et une liberté nouvelles. Mais les dessins et gribouillis n’ont pas pour autant disparu, ils existent encore. J’en fais moins, c’est certain, mais cela m’arrive. J’avais commencé à dessiner à vingt ans, à l’encre de chine, des miniatures figurant les entrées des neuf Cercles de l’Enfer de La Divine comédie de Dante. Puis quand j’ai écrit mon premier long texte en prose, Sator…, l’été précédent mes vingt-quatre ans, j’ai réalisé en même temps une série de grands dessins, qui ont été exposés vingt et un an plus tard, à l’occasion de la parution du livre dans la collection «Donc» que Bernard Noël créait aux éditions Cadastre8zéro. Des années durant, j’ai dessiné la même scène, ou presque : Dante suivant Virgile, une forêt, la ligne d’une montagne, un chemin, – scène de sortie du Purgatoire je crois… Mais au fond il s’agissait moins de représenter quelque chose, que de recréer un espace, la possibilité d’un espace, je n’ai jamais su le dire autrement, et il m’arrivait de me promener en rêve dans l’une ou l’autre de ces miniatures. Les gribouillis sont venus ensuite. C’est après l’écriture de Sator… que cette pratique, dessins ou gribouillis, s’est presque toujours imposée uniquement dans les temps où l’écriture n’était pas présente, ou très peu présente. Avec les films, encore une fois, cela se produit de manière très différente, et ils se sont mis d’ailleurs à dialoguer de plus en plus – par d’étranges sauts, détours et pirouettes – qui toujours me surprennent – avec les poèmes écrits ; et je n’éprouve pas cela : que les uns viendraient dans le silence ou l’absence des autres. D’ailleurs, depuis que je fais des films, et encore plus depuis que je filme et monte moi-même mes films (ce qui n’était pas le cas pour mon premier film, La Place du sujet*), je ne distingue pas ma quête cinématographique de mon écriture poétique. L’acte ou le processus poétique, même s’il se déroule différemment et convoque des matériaux différents, me semble au fond le même acte, qu’il débouche sur un livre ou sur un film.
A. M. : Néanmoins cette double pratique n’est pas courante. Les poètes qui sont aussi cinéastes sont très peu nombreux. Qu’est-ce que le poème peut que le film ne veut pas ? Qu’est-ce que le film peut que le poème redoute ?
F. P. : Le texte, le poème écrit, est très fortement lié au réel par la langue ; le cinéma a, lui, cette capacité incomparable de répondre à une soif de réalités. Le poème n’a peur de rien. Pas même de remettre en jeu sa qualité de poème. J’ai toujours pensé que c’est en poème, qu’on le compose et l’adresse ou qu’on le reçoive, que s’exerce la liberté la plus ample (cette liberté dont nous, les humains, avons si peur, comme Pasolini, parmi d’autres, l’a clairement énoncé). Toutefois, il ne serait pas juste d’opposer livres et films, et ils ne sont pas en concurrence. Du fait de la place prise par les écrans et les images dans nos existences, le cinéma offre davantage de possibilités de partage, semble, aujourd’hui, en capacité de toucher bien plus de monde, mais le travail sur la langue est un travail nécessaire et vital, de plus en plus vital je dirais, pour des raisons politiques évidemment, mais aussi existentielles. Les actes de destruction des guerres et d’un capitalisme planétaire vorace que plus rien n’arrête, entraînant la disparition de femmes et d’hommes, de tant d’enfants, de ressources, de paysages, d’espèces animales et végétales, mais aussi de langues, de semences, de savoirs, de métiers et d’activités, de façons de vivre, tout ceci s’accompagne, dans les pays où les conditions de survie ne sont pas les plus difficiles, d’une colonisation des esprits par une logique mortifère unique qui a pour effet de provoquer un désespoir passif, et, de plus en plus, une sidération et une impression de déréalisation. À travers eux, ces actes de destruction et cette colonisation, ce n’est pas seulement la possibilité de penser la complexité du réel (et avec elle la possibilité d’inventer), mais c’est la richesse, même, des réalités et la densité du vivre qui sont atteints. Or, film et poème peuvent parler de tout – et ils le tentent, s’y risquent, en faisant unité de matériaux hétérogènes –, peuvent vivifier les sens et travailler à contre-pente, en énonçant et dénonçant, en débusquant et contrecarrant ce qui étouffe, pervertit, amoindrit, et ils veillent aussi, c’est essentiel, à ce que tout l’être (corps et esprit) ne soit pas entièrement absorbé dans les actes de résistance.
A. M. : Est-ce qu’il y a encore du cinéma dans vos poèmes ? Je me dis qu’on y trouve en tout cas beaucoup de mouvements… qui est le sens étymologique grec de cinéma. Et est-il juste, pertinent de qualifier un film de poétique ? N’y a-t-il de poésie que dans la langue et dans la matière son ?
F. P. : Du mouvement, oui, sans doute… – j’ai pensé souvent (et j’ai écrit parfois, notamment dans mes livres chez Flammarion, dans L’inadéquat… et Alors,) que mes poèmes étaient des lancers –, et il y a dans mon dernier livre, paru chez LansKine il y a quelques mois, Fantômes et gens perspicaces, une sorte de vitesse, des changements de rythme… mais est-ce qu’il y a du cinéma ?… Il existe en tant que motif, en tout cas. Le dernier chapitre La Tête de l’Homme s’articule autour du souvenir d’une scène de film qui m’avait profondément marquée. Elle se déroule dans une forêt, un père y lâche sans le vouloir la main de sa fille. Or cette scène, je l’ai découvert bien plus tard, cette scène du premier film qui ne soit pas d’animation que j’aie vu enfant au cinéma, scène qui a laissé en moi une trace incandescente, qui a fait sur moi une si forte impression qu’elle m’habite encore, eh bien, elle n’est pas dans le film. Ou plutôt elle y est, mais pas en images filmées, elle est sobrement racontée par une jeune fille à un homme froid en uniforme. Le cinéma est sans doute encore davantage et autrement présent dans Fantômes et gens perspicaces. Au-delà des liens avec mon propre cinéma, puisque le livre tient son titre d’un poème de Jack Spicer dont j’ai fait un film et que j’y ai intégré des lettres que je venais d’écrire (ou de récrire) pour un autre film, Continûment occupé des choses de l’amour (ce que Vasari dit de Giorgione), on y trouve un poème d’hommage à Buster Keaton, et un plan du Memoria d’Apichtapong Werestakul s’est invité dans une lettre à un crâne Asmat (car Fantômes et gens perspicaces est constitué pour l’essentiel de poèmes-lettres ou lettres-poèmes). De plus, le dernier texte du livre est présenté sous l’intitulé « scénario » …
Bien sûr, de même qu’il y a du mouvement dans les autres arts, et pas seulement dans le cinéma, le qualificatif poétique n’est pas l’apanage de la poésie écrite. Mais tout ceci demanderait à être examiné de façon précise et critique ; une réflexion plus approfondie exigerait que l’on s’entende sur les termes, car il y a du mouvement dans la peinture et cependant l’image est fixe, et le mot poésie est constamment utilisé pour toutes sortes d’impressions ou émotions diffuses, évanescentes, gracieuses ou extatiques, or un poème, ça tranche parfois, et c’est extrêmement précis. Et un film peut être un poème, même, bien sûr, quand il n’y a en lui pas le moindre vers ou texte en prose cité, ni lu ni dit, ni composé sur des cartons. Mais pour revenir à votre première question (y a-t-il encore du cinéma dans mes poèmes ?), et l’approcher sous un angle non thématique, qui n’est sans doute pas le plus intéressant (bien sûr, un poème peut évoquer un film, peut parler de cinéma, encore une fois il peut parler de tout !), je me suis fait récemment la réflexion suivante : j’ai toujours écrit une poésie assez peu imagée, contrairement à celles des poètes français que j’avais lus ou lisais (je n’ai jamais fait d’études de Lettres, mais je lisais tout ce qui arrivait jusqu’à moi, pas seulement de la poésie, j’étais toujours en quête, comme si ma vie en dépendait – elle en dépendait d’ailleurs peut-être) ; j’ai toujours écrit, je crois, une poésie mouvante, oui, et profondément rythmique, organique, plus rythmique et syntaxique (avec une ponctuation très active) que créatrice d’images mentales et de nouvelles métaphores. Peut-être est-ce en partie dû à l’influence de la poésie russe, au fait que j’ai appris le russe en première langue au collège, à l’âge de onze ans, et que j’ai découvert tôt la poésie en langue russe (et aussi certains cinéastes soviétiques, comme Paradjanov) … C’est possible, mais je ne sais pas au fond… Et d’ailleurs, il faut que je clarifie mon affirmation. Parce qu’il y a dans mes livres, et plus notablement dans les derniers, Fantômes et gens perspicaces, et J’aime le mot homme et sa distance (cadrage-débordement), des poèmes assez narratifs – mais discursifs aussi, osant la rhétorique –, poèmes qui, sans appartenir du tout à ce que j’entendais tout à l’heure par « poésie d’images », convoquent et provoquent de très nombreuses images, les déplacent, les débordent, jouent avec elles… Évidemment, une image dans un poème et au cinéma, ce n’est pas la même chose, bien que, dans les deux cas, il y ait inévitablement construction. J’ai parlé tout à l’heure de soif de réalités… Si le film répond plus directement à cette soif, cela ne signifie pas qu’il y autoriserait un accès direct : ce que la caméra montre est toujours une construction et quelque chose du regard y est aussi montré, mais, justement, composition n’est pas effacement, ni tromperie, ni perversion ; le poème toujours dit qu’il est poème, et en ne niant pas ce qui du regard et de l’écoute s’attache à ce qui est présenté, en l’affirmant au contraire, il peut parfois donner (un peu ?) accès à ce qui est. Les images qui, en revanche, mentent, brouillent la perception des réalités en neutralisant tout sens critique, et qui, finalement, déréalisent, ce sont celles qui prétendent, elles, avoir totalement effacé le regard dans l’image et capter une réalité nue. Elles sont comme ces gens qui affichent leur ‘franchise’, et énoncent brutalement des opinions, ce que nul ne leur a demandé la plupart du temps, en les disant ‘vérités’. C’est pourquoi, si, en poésie, on écrit à contre-pente, à contre-éloquence souvent, et avec une attention extrême à ce qui se joue dans le langage, à ce qui, dans le langage, se joue de nous, nous agit ou nous anime, mais aussi à ce qui peut surgir de neuf, ouvrant à de nouvelles façons de percevoir et d’éprouver, alors en cinéma, on travaille aussi à contre-image. Certes, monter un film, ce n’est pas la même opération que composer un poème. Pourtant, les deux opérations ont quelque chose en commun : je l’éprouve chaque fois que je monte un film et qu’il se met à faire son propre cirque. La logique de construction qu’il offre alors, et qui s’appuie sur le rythme, les mouvements, les couleurs, sur les associations ou disjonctions et frottements de formes et de sons, prime sur le sens, prime sur une logique de sens, et, ainsi, elle ouvre à des perceptions et à des jeux de sens auxquels on ne s’attendait nullement, et dont on n’avait qu’une intuition incertaine (incertaine, cependant, cette intuition est le plus souvent ce qui oriente le travail).
A. M. : Comment écrit-on un film ? Est-ce que ce verbe est pertinent pour dire ce qu’il en est de la production et de la génération de ce dernier ?
F. P. : Je ne sais pas du tout comment on écrit un film, dans ce sens-là. Aucun des films que j’ai réalisés pour l’instant n’a eu sa source dans un projet écrit. La seule fois où j’ai essayé, très honnêtement essayé, c’était pour entrer, justement, dans une véritable démarche de production (la seule voie pour non seulement obtenir des financements mais aussi avoir accès à une diffusion plus large), je n’ai pas fait le film. Pour l’heure, en tout cas. Mes films jusqu’à présent sont accompagnés, disons, par une petite association, et sont présentés en festivals, plusieurs ont notamment été sélectionnés par le FID (festival international de cinéma) Marseille, et ils ont parfois la chance, aussi, d’intéresser quelques directrices ou directeurs de salles de cinémas indépendantes ou des lieux d’art ou Maisons de la poésie (comme celle de Paris, de Nantes, ou encore le CipM), et cette façon de circuler, de se partager, convient très bien, je pense, à certains films. Je suis même prête à soutenir, et je ne suis pas la seule (et cela a lieu, ça se fait !), qu’il faut inventer des modes de partage autres, qui ne soient pas pris entièrement dans le circuit de la distribution dite commerciale (car ici aussi, sinon, il y a formatage, uniformisation, standardisation). Mais si vous réalisez un film dont vous pensez qu’il pourrait, par son sujet, sa forme, je ne sais, bénéficier d’une diffusion plus large, qu’il pourrait susciter une curiosité plus ample, et donc éventuellement convaincre un distributeur de le proposer à plusieurs salles, ce n’est envisageable que si vous avez obtenu un soutien à la production (et il faut donc que votre projet soit porté par une société de production), car les deux types d’aides (à la production et à la diffusion) sont liées dans le système de soutien au cinéma qui (fort heureusement) existe en France. Je n’ai pas renoncé, malgré… tout. Ni à ce film que je n’ai pas encore fait et qui me hante depuis quelques années, ni, donc, à l’espoir de parvenir un jour à écrire un dossier et à obtenir des moyens de travailler. Pour ma propre survie, mais aussi pour travailler différemment, pour découvrir d’autres façons de travailler. Mais je ne dirais pas que rédiger un dossier de projet de film, ce soit écrire (au sens fort du mot écriture, tel que je l’emploie quand je dis que j’écris par exemple). Un scénario, peut-être, oui, un scénario c’est autre chose. Certains scénarios sont des poèmes.
A. M. : On adapte des romans au cinéma… s’agit-il d’adapter des poèmes par l’image ? L’image de son côté adopterait le texte ?
F. P. : Une adoption du texte par l’image, oui, cela arrive, en tout cas cela m’est arrivé. Par deux fois, pendant le tournage ou montage d’un film, tout à coup un texte que j’avais déjà écrit m’est revenu en mémoire, a ressurgi, et c’est comme si le film l’avait appelé. Dit comme cela, ça semble sans doute un peu stupide, mais il se trouve que le film l’a réellement aussitôt adopté et que la nécessité de sa présence a semblé alors évident, si bien qu’on ne voyait pas ensuite comme il aurait pu s’en passer et qu’il se peut qu’on pense, en voyant le film, que je l’ai réalisé pour ce texte, à partir de la pensée préalable de ce texte, alors que j’ignorais totalement au départ cette alliance entre les deux. Peut-être qu’une partie de moi en était avertie, mais cela restait alors très inconscient. Pour d’autres de mes films, le texte ne préexistait pas du tout, je l’ai écrit pendant le processus de réalisation du film : l’écriture du texte a fait partie de ce processus, s’est mêlée au tournage ou au montage. Et pour certains encore, plus rares, le texte n’était pas nécessaire ; ils sont sans texte. Pas sans parole, mais sans texte. Même quand texte il y a, je ne parlerais pas d’adaptation, car le texte n’est pas alors à l’origine du film, il n’est qu’un élément de ce film et nullement son fil conducteur. Le seul pour lequel on pourrait parler d’adaptation, c’est Un faux roman sur la vie d’Arthur Rimbaud, mais ce n’est pas à proprement parler une adaptation, pas comme l’on fait pour un roman justement ; le texte du poète américain Jack Spicer y est, pas tout à fait intégralement mais en grande partie, et je n’y ai pas changé un mot : j’ai posé moi-même un par un, en sous-titres, le texte original anglais, et la traduction française d’Éric Suchère est, elle, soit dite ou lue par diverses personnes, parfois rencontrées par hasard, soit déployée en grand sur des cartons (où elle compose alors avec le texte original). Je préfère l’idée d’une traduction cinématographique plutôt, comme l’a écrit Cyril Neyrat dans sa présentation du film pour la première mondiale au FID : il y parle du cinéma comme un ‘opérateur de traduction’. Mais, même pour ce film-là, l’image était première d’une certaine façon. J’étais à la fenêtre de la vieille maison de montagne qui est la maison de mes films, je regardais l’ancienne poste, et je pensais que je n’avais jamais filmé encore certains lieux (car il n’y avait eu aucune raison de le faire), l’escalier reliant l’ancienne poste à l’ancienne école, le musée de la moto, et, plus loin, les carrières de marbre… et tout à coup j’ai baissé les yeux vers la petite étagère qui est juste sous la fenêtre, et est apparu ce numéro de 2002 de la revue If (la revue créée à Marseille par Liliane Giraudon et Jean-Jacques Viton après Banana Split) avec le nom de Spicer sur la couverture. Il contenait la première traduction faite par Éric du poème « Un faux roman… » (qu’il avait alors traduit par « roman raté »). Trois jours plus tard je commençais le film (mais avec sa nouvelle traduction, qu’Éric m’a aussitôt envoyée). Et c’est seulement le film une fois commencé, que j’ai vu ce portrait d’Arthur imprimé au pochoir sur de vieilles portes en bois par l’ancien instituteur du village passionné de Rimbaud (ce que j’ignorais complètement). Regarder, ce n’est pas donné une fois pour toutes, ça s’apprend.
A. M : Est-ce qu’on peut s’abandonner quand on filme, comme on s’abandonne parfois quand on écrit ?
F. P. : Oui, on le peut. D’une façon différente. Tenir une caméra, décider d’un plan tout en guettant la raréfaction de la lumière et l’effraction du son d’une voiture ou d’un avion dans le champ sonore, tout en entrant en relation avec quelqu’un dont on va enregistrer la réaction, ou éventuellement en demandant à deux personnes de dire un texte ou un dialogue, ou de faire un déplacement, ce n’est pas la même chose que composer mentalement un texte ou le fixer/raturer sur un papier avec crayon ou stylo, ou en déplaçant les doigts sur un clavier, l’œil fixé sur les lettres et les mots projetés. Mais on s’abandonne, oui, dans le sens où, il faut, pour faire un film, comme pour écrire, oublier ce que l’on croit savoir de soi (l’opération poétique étant une opération d’étrangéisation). Il faut oublier aussi ce que l’on croit savoir du film (du poème) à venir. Par ailleurs, l’écoute que le travail exige est autant une forme d’attention extrême – attention à la fois à l’ensemble et au moindre détail – qu’une forme d’abandon. C’est extrêmement fort dans le montage (autant qu’en écriture), où ce qui s’invente, espace, rythme et durée, semble se substituer au temps réel, peut même en abolir la perception consciente.
A. M. : Le poème peut-il accueillir autant de voix qu’un film ?
F. P. : Bien sûr, un poème peut accueillir plusieurs voix, et pourquoi pas autant qu’un film. Il y a d’ailleurs des poèmes-dialogues, et j’en écris quelquefois. Il peut être traversé de citations ou de paroles prises sur le vif, être peuplé de présences multiples. Il peut aussi être constitué de strates de discours divers, de positions d’énonciation diverses. Pasolini fait cela admirablement dans le recueil Trasumanar e organizzar (Transhumaner et organiser), le dernier recueil entièrement original publié par Pasolini de son vivant, et que je viens de traduire (il paraîtra cette année chez LansKine, avec une postface d’Hervé Joubert-Laurencin). Il fait parler Nixon par exemple, ou le pape Pie XII, puis reprend la parole, et tout ça dans le même poème et en articulant les voix et les positions d’énonciation sans jamais avoir recours aux guillemets, sans atténuer l’audace de sa proposition par l’usage d’une syntaxe conventionnelle. Au contraire, sa syntaxe soutient l’audace, accompagne les risques qu’il prend en poussant le poème jusqu’à ses limites, là où aucune assise poétique ne peut être assurée.
A. M. : Est-ce que vous écrivez/composez/filmez sous la dictée de fantômes ? « Le poète est une radio, et les poèmes arrivent en série » (Spicer). Le cinéaste est-il lui aussi à l’écoute ?
F. P. : Ah ah. Sous la dictée de fantômes est l’expression de Jack Spicer, oui, et j’aime beaucoup la façon dont il en parle, je me sens assez en fraternité avec lui quand il parle d’écriture dans les leçons de poétique qu’il a données à Vancouver peu de temps avant sa mort. Mais Spicer disait fantômes et aussi martiens, pour affirmer en fait que cela venait du dehors. Et il soutenait que le poète était alors plus un récepteur qu’un émetteur. Je crois qu’il emploie aussi cette expression : voix du dehors. En ce sens, oui, en ce qui concerne mon travail, l’impulsion vient toujours du dehors. C’est aussi façon de dire l’importance de l’inconnu et du hasard dans les processus de création. L’importance de la rencontre. Dans mon premier film long, La pomme chinoise (2019), il y a quelque part vers le milieu du film ce carton : « plutôt que l’errance dans une forêt de signes, une discipline d’accueil des coïncidences ». Il s’agit d’une sorte de pensée-manifeste, qui est née pendant ce montage et qui unit assez fortement mon existence et ma création. Cette discipline d’accueil des coïncidences est la même, je crois, que j’écrive ou que je fasse un film. J’entends par coïncidence, non pas bien sûr ce qui colle et correspond de prime abord, mais comme ce qui arrive et qui imprévisiblement s’accorde – sans nier le vide ni annuler l’écart, car, sans eux, il n’y aurait bien sûr ni jeu ni vie. Alors, quand je fais un film, quand je filme et aussi quand je monte, oui, je regarde et j’écoute. Les lieux, les voix, les visages, les histoires, les paysages (et comment ils se mettent à résonner avec d’autres lieux, visages, paysages et histoires pourtant très lointains). Les gens, les vaches, les ânes, les dessins sur les portes. J’écoute le film, c’est le minimum. J’imagine que Spicer était à l’écoute de Rimbaud en écrivant son poème « A fake Novel… » (qui est la partie centrale d’une trilogie explicitement référée par Spicer à celle de Dante – « Un faux roman… » étant le Purgatoire donc), comme moi j’ai été à son écoute en faisant le film. Et c’est dans le mouvement, en me déplaçant, que j’écoute le mieux. Le poème de Spicer avait donné voix à Rimbaud tout en l’emmenant là où Rimbaud n’avait jamais mis les pieds de son vivant, et mon film a procédé de la même façon avec Spicer. Et c’est au moment du montage que je me suis rendu compte, en lisant alors les Leçons de poétique, que parmi les rushs (qui ne sont jamais très nombreux dans mes films, en tout cas par rapport à ceux de films réalisés plus conventionnellement je dirais), se trouvaient, de façon tout à fait imprévisible, de nombreux plans faisant écho à des motifs utilisés par Spicer pour se faire comprendre à Vancouver, – comme le motif du monocycle par exemple… Ce n’était pas du tout voulu, et, bien sûr, si on ne lit pas ses Leçons, on l’ignore, mais alors, oui, j’ai eu l’impression que Spicer m’accompagnait un peu (il n’était pas là comme une présence physique penchée sur mon épaule, pas comme Spicer dit que Lorca était collé à son oreille pour l’écriture D’après Lorca, mais j’étais en lien avec lui, et ce dont il parlait, je le comprenais, pas seulement intellectuellement, je dirais). Mais c’est là entendre le mot fantôme dans un sens plus classique – et mon livre Fantômes et gens perspicaces est en effet fait de lettres s’adressant à des vivants et à des morts, associant des morts à l’adresse aux vivants. Des morts qui ne sont pas des zombies, pas des morts-vivants nous traquant pour se nourrir de nous, des morts dont la fréquentation au contraire (celle de leurs pensées, de leurs œuvres) intensifie et élargit nos existences. Mais sans reprendre à mon compte le terme de « dictée », ni l’idée que le poète serait une radio, j’éprouve et pense depuis longtemps en revanche (bien avant de lire Spicer) que le poème fait son propre cirque (c’est mon expression, cette fois), et qu’il se porte bien mieux si l’on n’interfère pas trop (ça, Spicer le dit clairement, et aussi qu’il « préfère de loin l’inconnu » et qu’il y a un insavoir préalable au poème). Et à plusieurs reprises les poèmes me sont aussi arrivés en séries. Plusieurs de mes livres sont constitués de séries, et comme Jack, j’ai vérifié chaque fois, très étrangement, que l’ordre chronologique est celui que le livre presque toujours adopte quand il achève sa construction, et même quand je m’entête à essayer de perturber cet ordre, ou tout au moins à le mettre à l’épreuve (car mes livres ne sont pas des recueils – je l’affirme sans sous-estimer pour autant les recueils et sans nier du tout qu’il y a, bien sûr, du travail dans la conception d’un recueil). Mais ces quelques points communs sont sûrement bien moins nombreux que nos différences, et c’est aussi à partir des différences, de l’écart, que l’on dialogue et que l’on crée. J’accorde la plus grande importance à ce dialogue avec les œuvres des autres, passées et présentes (même passées, encore une fois, elles se regardent et se lisent au présent), ce dialogue prend place dans mon propre travail, et non seulement le nourrit, mais y trouve place. De même que mes propres livres et mes films se sont mis peu à peu, je m’en étonne chaque fois, à jouer entre eux, à se citer, à dialoguer. À résonner avec le réel aussi. Ce qui est parfois drôle ou bouleversant, mais jamais sans risque.
A. M. : Les êtres humains de vos films sont-ils des acteurs ? S’agit-il de jouer pour et avec eux ? Pouvez-vous nous dire quels partenaires extra-ordinaires sont Hugues Breton et Juliette Penblanc dans vos films ? Leurs figures traversent-elles également quelques-uns de vos textes ?
F. P. : Cela dépend comment l’on entend ce mot. Ils sont acteurs dans le sens où ils agissent, mais presque toujours ils ne sont pas des acteurs professionnels, ce sont des personnes que je rencontre pendant le tournage et qui acceptent de participer au film, dans l’instant, dans l’élan de la rencontre. En particulier quand il s’agit de poèmes documentaires (comme je qualifie, mais sans certitude, quelques-uns de mes films). Concernant Juliette Penblanc et Hugues Breton, c’est différent. Comme ils sont présents dans tous mes derniers films, et qu’ils sont de véritables compagnons de ces films, sans doute sont-ils de plus en plus acteurs. Et je me suis mise il y a peu à écrire directement pour eux certains dialogues ou textes. De plus, Hugues est plasticien (il est aussi médecin-urgentiste et très engagé dans son travail), nous avons fait ensemble Le joueur de flûte (Hugues l’a illustré), il expose, a réalisé des poèmes-vidéo à partir de poèmes de Juliette et, récemment, un film court (sans parole), et Juliette est poète, a publié deux livres et va prochainement en publier deux autres, et elle pratique la lecture publique (de ses textes, mais pas seulement). Nous avons une véritable complicité, et une grande confiance mutuelle, ce qui fait qu’ils acceptent de me suivre dans des aventures dont ils ne savent presque rien au départ (mais auxquelles ils participent ensuite pleinement), puisque le projet n’est pas écrit (et que je partage bien mieux dans l’action, en faisant). Il se trouve que tous deux apparaissent dans mon dernier livre, oui, notamment dans la partie qui se présente comme une correspondance avec Charles Pennequin (correspondance dont je n’ai publié qu’une partie, celle que j’ai écrite, à l’exception d’un texte de Charles, tout ceci avec son accord bien sûr, et je m’en explique, en poèmes, dans le livre). Ils sont nommés plusieurs fois, d’une part parce que Juliette était là quand l’idée de cette correspondance est née (l’idée est née, d’ailleurs, d’une phrase par elle lancée), et que nous étions tous trois ensemble quand Charles Pennequin et moi avons échangé certains de ces poèmes-mails (il s’agissait de tenter de répondre aussitôt le texte reçu). Je vous l’ai dit, films et livres se sont mis aussi à jouer entre eux. Peut-être ce jeu, et l’humour qui va avec (en tout cas, je l’espère), ainsi que la multiplicité des adresses et des formes d’adresse – un poème est toujours adressé, mais ceux de Fantômes et gens perspicaces le sont, je crois, particulièrement, et ils sont adressés bien sûr au-delà de leurs destinataires (ou par eux, à travers eux), à l’inconnu, à n’importe qui –, peut-être sont-ils l’expression d’un désir de monde, d’un appel à faire monde, une façon aussi de résister à la dissolution, à l’indifférence, et de faire exister une fraternité/sororité ample… Parfois la lettre se perd, parfois le jeu reste inaperçu…. mais il se peut aussi que… Et alors n’importe laquelle de ces fois où le jeu se partage, où la lettre ne se perd pas, ou bien se perd mais par un tour inouï vous revient – pas la même, bien sûr, une autre (l’enfer, c’est le pas-d’autre) – oui, chacune de ces fois compte. Et permet de poursuivre.
* La Place du sujet est aussi le titre d’un de mes livres (publié chez l’Amourier en 2007, avec des photographies de Giney Ayme), livre qui n’a en commun avec le film que le texte d’ouverture et le lieu, le Panier: le film y a été intégralement tourné, en 2007 justement, et les textes y avaient été écrits en 1991 (certains ont paru dans le dernier numéro de la revue Banana Split).
Le dernier livre de Florence Pazzottu, Fantômes et gens perspicaces a paru chez LansKine en novembre 2024
Son dernier film : Continûment occupé des choses de l’amour (ce que Vasari dit de Giorgione), 30′, sélection du FID (Festival international de cinéma) Marseille en 2022