Olivier Brossard, “Let”, lu par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald, titrant “Roland Garros en poésie”, nous introduit sur le court où se joue la poésie d’Olivier Brossard



Olivier Brossard, Let, P.O.L, 2024, 83 p, 19 €


Roland Garros en poésie !



Let
, un titre bref, une expression anglaise pour dire une balle projetée et retombée au tennis (balle let, j’ai appris ça à l’instant), donc un geste raté, à refaire.
Let un substantif toujours anglais, « obstacle ».
Let, un verbe enfin, qui signifie : laisser faire, permettre.
J’ai été à la pêche aux informations, pour savoir cela, sur le site de l’éditeur d’Olivier Brossard, l’auteur de Let, P.O.L.
Ma traduction : en un let, une phrase, peut-on dire. En effet substantif et verbe suffisent, ça donne le geste.

Là encore ce livre est énigmatique donc je suis attirée, je me demande ce que ça veut dire, ça m’inquiète puis j’y vais quand même, on verra bien. Au pire, j’efface tout.
Je vous fais ici un work in progress, je lis le livre en même temps que vous qui me lisez. Ce sera peut-être plusieurs fois (trois pour le moment). Mais il semble que ce soit la « méthode » qui me convienne le plus souvent, plutôt que de tout lire et de tout reprendre ensuite. Je vois mieux quand je ne vois rien. Quelque chose comme des filaments apparaissent ainsi, peut-être comme sur les cartes noires à gratter. Ici aussi le fond est noir.

Il y a de l’eau, dans le livre – j’ai un peu tendance à voir de l’eau partout, c’est vrai. Des filets, des ruisseaux, des rivières. Tout de même, « humide » « rive » « tempêtes » « orages » « fleuve » « lac » « neiges » (très bien, ce pluriel) « poissons », « glace » « onde », rien que dans les cinq premières pages, je n’ai pas rêvé. Et jusqu’à la fin, avec la « veine », le « sang » etc.
Il y a le temps, un temps qui coule comme celui des fleuves grecs, je recours au temps/à polir/pellicule de diamant/fontaine véritable/prières nerfs et os mués (p. 10), tout à au long du livre.
Ce n’est pas un livre qui se donne à la première lecture, c’est un livre avec d’autres livres, avec d’autres poètes, avec des énigmes, mais nous sommes toujours parti(e)s du principe que les énigmes ne sont pas gênantes si elle ne sont pas un parti-pris d’obscurantisme. Un poète a affaire à des énigmes comme tout le monde.

Le livre est en deux parties, tissées par des textes d’écrivains aimés, comme un lierre grimpant, plus un poème seul, entre les deux. Exzoniere est en première partie un écho du Canzoniere de Pétrarque, un écho de l’amour de et pour Laure avec ce je au bord de la dissolution amoureuse  : quand je me change en neige/frêle objet que je suis/ô collines, ô vallées, ô fleuves/ô forêts, ô plaines, ô qui n’en a souci p 14, c’est un lyrisme fin, fragile, émouvant qui rappelle Virgile.
L’amour (expérience sans doute tardive) (p 13) : pour m’enfuir de ce côté tordu/où le visage brûle déjà de ne pas/dégager combien l’âme que rien/ne charge l’aliment affaibli l’arc/je t’ai rejoint enfin tandis et si/et où peut-être pas toujours sec/car de larmes tu le sais. (p. 17) … dans mon cœur plus/que sur le papier/verdoie la dureté/du diamant/que cessât si plein/ le présent je ne/pourrai jamais tant/te voir » (p. 18), dans la main l’autre cœur à tous vents (p. 18), et … donc on part et on se dit adieu…( citation p. 40)
Des temps grammaticaux anciens oubliés avec ce subjonctif imparfait si beau ressurgissent en même temps que la question moderne du « moi ensuite/autour de ma langue » (p19). Maintenant encore de l’eau, la pluie, un « rapide fleuve dont/par seule veine/ton flux poursuit de ces/douces amorces, quelque chose coule », ce sont des poèmes venus des langues anciennes Mais si le Latin et le Grec parlent de moi après ma mort/est-ce autre chose que du vent ?/(citation) et si c’est le vent qui parle/est-ce autre chose que de la mort ? (p 31), la question est merveilleusement retournée.

Sept – le chiffre sacré – images arrivent dans la seconde partie, Usopen, inspirée par John Ashbery. Pourquoi ne pas les lire elles, aussi ? Ce sont des rectangles noirs qui ressemblent à un terrain de tennis avec un filet au milieu (balle let ?) et – peut-être – deux joueurs sur le même côté représenté par deux rectangles ; une autre, la même chose avec les deux joueurs en rectangle, sur le terrain, et un petit carré (le ramasseur de balles ?), un troisième avec les mêmes, un petit carré ramasseur de balles sur le terrain opposé et un rectangle joueur en plus à gauche, la même chose encore avec le petit carré ramasseur de balles à la même place, un des joueurs hors du terrain, l’autre juste au bord, toujours la même chose avec les rectangles joueurs au milieu de leur terrain mais ce qui ressemble au filet en diagonale ou un des bords d’un terrain qu’on ne voit plus qui se serait placé ainsi, pour finir une croix en pointillé sur ce qui ne ressemble plus à un terrain de tennis, mais le petit carré et les rectangles sont là quoi que déplacés, et sur la dernière image, seul le petit carré sur le grand carré noir et tout au bout à droite des traits plus épais, flous, comme des passages piétons. Un jeu vidéo ? Je ne les connais pas assez. On sait que le célèbre Serment du jeu de Paume d’Ahshbery, traduit par Olivier Brossard en 2015 chez Corti (je n’ai pas retrouvé mon exemplaire) lui vint en voyant des parisiens jouer au tennis et qu’il en conçut la poésie comme un jeu de déplacements et de lancers, réussis ou ratés, quelque chose en mouvement, ainsi qu’il le vit sur le tableau inachevé du Serment du jeu de Paume de David où en effet tous ces bras levés semblent projeter quelque chose. Ainsi les carrés noirs, les rectangles et les poèmes sont tous dans ce mouvement, malgré l’apparente immobilité, comme sur le tableau : trouve la lumière/allongé pénètre l’enfer rejoins-moi/qu’en est-il de l’étouffe, de l’échange, de la sucette/qui cache l’odeur du narcisse, sous la maison cette ouverture dans ta main (p. 54).

Un livre c’est un dehors où l’on entend un écho de dedans, celui de l’autre et celui de soi. Il y a toujours, toujours un minuscule, infime écart. Dans le plus grand amour, au plus fort de l’amour subsiste l’infime écart. En soi il y a aussi cet écart.
Le livre d’Olivier Brossard se révèle saisissable et insaisissable, il est aussi très très beau, à lire lentement, à chercher, à interroger, à relire.
Il m’interroge et me déplace, c’est le mouvement que je préfère :
J’ai perdu la piste/où la forêt imagine l’arbre, la page le/Havre la cendre l’homme à l’écart l’usine d’oasis l’air/nouveau tu vois le tirage déchiré la mer a bougé si le livre se retournait  (p.73) tu vois tu entends/la lettre de paille le livre un piège/de verre des éclats de lumière une photographie/l’existence en poudre derrière toi … (p 55)

Isabelle Baladine Howald

Olivier Brossard, Let, P.O.L, 2024, 83 p, 19 €


Extraits

revêts à nouveau les nerfs
du vin, des lits et des viandes
à découvert, voilé, raide
entre ses cils un rayon
tout entier de soufre
de loin ne me retrace
ce nœud, des sapins
et des hêtres, cela
seul
(p. 22)

*

Dehors les choses
ne connaissent ô l’ombre de personne
pourtant à l’intérieur le vaste toucher pourpre
le baiser d’iode, je veux dire les vagues du visage comme de la salive inutile
(p. 50)

*

façon immortelle
lui briques voûtes fenêtres velours
elle mort construite dès l’instant qui traverse
jeunesse découverte nue parfois ce garçon porphyre une feuille à boire
(p. 62)

*

sinon pétillante
du moins écarlate, la veine de papier
aux bons soins et tout ce cœur grossier une fois
vidé, strident, exempt de noms, assemblages embués, l’eau des fleurs, le sang
(p. 80)