Ariane Dreyfus, « La plus douce façon de disparaître », [Les inédits]


Ariane Dreyfus a proposé à Poesibao ce choix de poèmes inédits qui tournent autour de l’absence, la disparition, la mort.


S’ARRÊTER

             
Tout près de moi, car la plage est peuplée, un couple au milieu de leur vie se parle en s’embrassant souvent. A un moment l’homme se penche
              Pour lui embrasser
              L’épaule aussi.

              Embrasser ce qui ne peut pas rendre le baiser, toujours.

              Etre vivant et le savoir. C’est plus qu’un titre qu’Alain Cavalier a donné à son film. Il y pense à voix murmurante et les yeux ouverts à la mort.
              Courges posées debout, gracieuses elles attendent.
              S’il attend encore sans les bouger, courges pourrissantes. Une nouvelle couleur déborde, grumeleuse. Ne pas les bouger, les aimer aussi, par les yeux.
              Etre vivant, c’est savoir qu’on n’est pas encore mort.
              C’est la condition
              Pour aimer l’amie morte, la retrouver dans le profil
              Des deux pétales qui se dégagent par le hasard désiré
              Du plan sur le bouquet de fleurs d’oranger.
              L’une caresse l’épaule de la courge flétrie, l’autre croit
              Au ciel devant le papier bleu. Tout cela vu
              Le plus près possible, d’où la voix qui murmure.

              J’attends encore. Un poème dont je ne connais pas la forme.

              Le chien affamé s’approche, en rampant de peur sur la route
              En tordant sa figure s’il faut mordre mais gémit aussi
              Une main le saisit par la nuque, les pleurs se font plus aigus
              Disparaissent quand l’autre main le caresse et il lèche, enfin trouvé,
              Tout le visage de l’homme
             
              Est-ce que je rentre dans mon propre poème, en fait ?

              Je vais tâtonnante sauf la musique
              Et ce poème mais je ne crois pas y respirer
              Assez
 
              Alain Cavalier filme en murmurant :
              « J’ai gardé ça, cette chose qui pousse sous mes yeux »
              On ne raconte jamais que le temps, rapide ou lent.
              Le corps d’une pomme de terre, couché sur le bureau,
              A laissé sortir d’elle plusieurs pousses qui ont déjà des feuilles
              Je ne connaissais pas cette forêt, sa fraîcheur depuis une pas jetée
              Pas enterrée
              Elle est là, si tranquille

              Entre les murs de la maison

              Quand tu t’endors je caresse ton visage.
              Repose-toi bien pour vivre plus longtemps.


LE CINÉASTE MURMURANT


             
              « Elle va porter à ses lèvres le breuvage de départ »
              Alain n’arrive pas à allumer tout de suite la bougie
              À l’heure exacte où elle a décidé sa disparition
              À midi trente
              Comme elle lui a demandé car il est loin
                             
              La flamme se met à bouger
              Bouge encore plus faiblement la photo qu’il tient devant l’objectif
              Anne y a 19 ans,
              Il a son visage sur ce bout de papier
              Il le lève jusqu’à ses yeux pour qu’elle le regarde un peu

              Elle a tourné la tête vers lui
              Le noir et blanc rend la ville encore plus désirable
              Et qu’elle soit à la fenêtre, avec autant de ciel que de pierres

              Il lève un peu la photo, la rapproche
Il sait que la fille d’Anne est en train de s’allonger
Contre elle tout au long d’elle
              D’appuyer sa joue contre le doigt qui porte la bague
              Verte, presque translucide, la pierre s’imprime sur sa peau
Mais ce sont les mots qui cherchent
La transparence où ils pourraient se poser

              Alain n’a pas voulu manger le gâteau qu’elle lui a donné
              Pour son voyage de retour, il l’a posé sur son billet de train
              Qu’il ne jettera pas non plus sans doute, sauf que l’attente
              Est trop saisissante, et tant de courage pour y penser

              On pourrait croire que c’est une brûlure, c’est plutôt un fil
              Il s’aventure, les secondes ne sont pas immobiles,
Même pour la morte
Sur la pointe des pieds. Dès que je filme
Je vois que tout bouge
Ma main tremble seulement un peu plus
             


MA LISTE POUR Y PENSER



              Quand je serai en train de mourir aurai-je envie
              De me blottir dans mes mains au bord de mes bras
              Que ce soit déjà le printemps le jardin est tout seul vivant
              Mes enfants auraient encore de la force je les vois
              Envie de me souvenir ou, me vidant de moi, dérivant
              Dans un livre mais lequel aimé pour être le dernier ?
              Près de la mort aurai-je pour y poser mon visage
              Son pelage, le flanc du chat en train de respirer
              Car sans doute tu ne seras plus là déjà ?
              Et mes amis, mes pauvres amis, parfois un fantôme
              Vu dans la rue j’en sursaute

              Et je ne dis rien à personne

              Mais il est là, tout en bas. Au bord de mourir
              Pourrai-je encore dans la nuit descendre jusqu’au piano 
              Silencieux il ne demande qu’à s’ouvrir, je l’ouvre
              Pour que la musique ne soit pas là sans moi
              Parfois j’ai trop hâte, le chant veut trop recevoir la chaleur
              Des arpèges allant là où il va, il en frémit, jamais seul si
              Ce que la main droite veut dire rencontre ce que dit la main gauche
              Trop hâte de mettre les mains ensemble, alors qu’il ne faut pas
              Car sinon comment ne pas se tromper aux mêmes endroits ?
              Pourtant rien n’est grave car c’est déjà beau à l’instant de commencer
              Et la première mesure l’immense caresse de ce qui viendra 


LA PROXIMITÉ
 

            
À Gérard Schlosser


           
              Le peintre en très vieil homme m’ouvre la porte
              Derrière lui et partout, enfin
              Je vois, plus immenses et ardents que dans un livre
              Ses tableaux et chacun me brûle en profondeur
              Ce sont des corps souvent allongés, parfois même
              Me tournent le dos, et les plis des tissus disent
              Le souvenir du mouvement

              Ce jour-là je portais une jupe de velours noir
              Fermée par une rangée de boutons dorés
              Né en 1931 moi en 1958 nous étions en 2019
              En calculant on prendrait la mesure de mon trouble
              De dire oui pour des photos, assise,
              Les six derniers boutons défaits pour augmenter
              L’échancrure sur mes jambes croisées, le temps
              Avait fait son œuvre, nous posant très au bord
              Une légère poussée suffirait

              Autrefois j’aurais serré le corps du peintre dans mes bras
              Pour le remercier d’avoir pris soin des nôtres
              Allais-je devenir l’un d’eux, en pleine lumière
              Agrandis sur la toile, et dans quelle série
              Celle des vagues, celle des parcs, des prairies
              Des portes ou des ponts, ou même des serrures ? Pour l’instant,
              Longues minutes où j’attends de devenir une photo 
              Je suis inerte et en équilibre, bouleversée par autre chose
              Que l’amour ou le désir, même quand il a déplacé de ma jupe
              L’ouverture. À force de ne plus bouger je comprends
              C’est la première fois où je glisse lentement et passive
              Vers une œuvre possible et qui n’est pas la mienne,
              Dont il ne dépend pas de moi qu’elle se fasse
              Il me le fait vivre

              Je pense que ce tableau n’existe pas, je le pensais déjà
              Gérard accumulait des photos, il y puisait, il y en avait beaucoup
              Comme dans ce sac des vêtements achetés au gré des courses
              Certains encore en boule dans des sacs plastiques
              Souvent vulgaires, pas faits pour être portés dans la vie,
              Mais nécessaires aux tableaux, pour que tout un bras nu
              S’appuie sur des cercles orange qu’il creuse entre les cuisses
              Et l’orange devient sombre
              Pour qu’un sein qui apparaît bouscule les larges pétales
              De fleurs répétées, si vives en leur pistil
              Pour le plaisir de peindre le motif dans le motif, les boutons défaits
              De la robe à carreaux vert acide laissant le mamelon
              S’ériger sous le ciel, plus loin la colline
              Comme un orfèvre reproduire une dentelle compliquée
              À même la peau, sans négliger l’élastique d’un slip
              La bretelle d’un tee-shirt qui baille pendant qu’un homme
              (il a remonté la manche de son pull, plis de la laine
              Epaisse, pas aussi douce que les poils que l’on voit
              Sur son avant-bras)
              Et une femme s’étreignent, porte à demi-ouverte




LÀ AUSSI, DES CORPS




Si je la revois, l’image se laisse ouvrir

Elle couvre pourtant son visage de sa main
Le bas de sa joue est marqué, sans que personne
L’ait approchée
D’une trace qui fut humide, terre mêlée de pluie ?
Ce bras en arrière d’elle, puissant, inerte
Comme pour dire « Je n’y vais plus, d’ailleurs
Je me suis fermé les yeux »

Quelques pages plus loin une autre statue
Seul son dos apparaît, ses omoplates là où
Ne seront jamais des ailes si on les voit
Ce n’est que par sa maigreur et qu’elle se tient mal

Le sculpteur a fait d’elle une femme qui se serre
Tout contre la pierre fendue où tenir son corps
Et qui s’écarte assez pour qu’elle s’y blottisse
À demi et jusqu’aux reins
C’est comme s’il lui avait ouvert à coups de marteau
Cette porte à ses contours, même l’angle du coude
S’est posé dans un creux et ne bouge plus

Elle a trop vécu, en a assez vu,
Se réfugie dans sa propre pierre, cheveux emmêlés
Pétrifiés à la façon des algues à même la roche sèche
Elle y enfouit un visage qui n’existe pas
Le ciseau du sculpteur n’a pas touché cet endroit
Alors il est le sien, uniquement le sien

Nous savons bien, mais peu importe, que l’homme
Un outil dans chaque main, a attaqué ce bloc
Chaque éclat tombant à ses pieds pour la créer si douloureuse
Peu importe qu’il faille croire à un corps en cette apparence
Personne n’aura assez de force pour l’en arracher ou simplement
Passer devant et n’y voir que matière, personne

Quel est ce buisson follement grimpant dont l’hiver
A fait une fine parure comme en lambeaux
Elle en a partout, jeune fille là-bas, la plante
Continuera à pousser, elle traverse en chemin
Le front renversé, s’accroche à elle-même
Depuis tout ce temps

Je garde la page ouverte
Elle avance sa poitrine pour longtemps encore


ELLE S’ENDORT





              Elle s’endort sur lui
              Est-ce un début
              Une fin ?
              Seulement une image
              Qui va durer