Antonia Pozzi, « Un fabuleux silence, Journal de poésie,1933-1938 », lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel ouvre ce grand livre de poèmes d’Antonia Pozzi et souligne la qualité de la traduction de Thierry Gillybœuf.



Antonia Pozzi, Un fabuleux silence, Journal de poésie, 1933-1938, traduit de l’italien et présenté par Thierry Gillybœuf, Arfuyen, 276 pages, avril 2024, 22€


 « Je pense que le cœur peut s’arrêter
désormais
si pour lui battent là-bas
les grands cœurs invisibles
des clochers (…)
Les choses ont déjà
trop souffert
de ma rancœur : et l’on ne peut vivre
longtemps
si les choses pleurent
silencieusement, sur nous
 » (p. 51-53)  

C’est une poète (d’Italie du Nord) purement lyrique, et – comme elle s’est suicidée à vingt-six ans (en 1938) – on peut estimer qu’un pur lyrisme est mortifère. Même son suicide fut strictement lyrique (peu d’action, une absorption de barbituriques sans défi ni dialogue, un départ chantonné dans son coin près d’un couvent, le soin laissé à d’autres de trouver son corps mourant dans un fossé et d’aller coucher son coma quelques heures dans un lit de mort du lendemain). Le lyrisme procure des vibrations et fait vibrer par procurations : il fait tinter des cordes de mots (plutôt que de souffler par eux), il commente strictement par effusions (même les autres âmes ne sont là que par les confidences qu’on leur prête ou devine), il prend à témoin de son pouvoir ascensionnel (mais une auréole flottant au vent volette plus qu’elle ne s’élance, et l’apothéose y est, avant tout, culmination d’un fétu de paille), et, même élargi à d’autres immenses, variés et indéfinis « cœurs des choses », le cœur lyrique dépérit d’exclusivement vouloir se sentir battre. C’est que le réel en retour se confie peu, l’étreinte rêvée des choses est oppressante et décevante, et la résignation (même intelligente et humble) ne guidera la vie vers rien : un cœur peut se représenter le peu dont il se satisferait pour finir dignement, ou ce qui lui suffirait pour partir sans regrets, cela ne lui présente aucunement ce qu’il faudrait qu’il se donne pour échapper à son impuissance à vivre, et cesser (comme en une préventive élégie), face au néant, de se faire purement et simplement chanter ! Quelle foi prétendre garder en l’Être, si on l’a chroniquement conduit – par nos doute et inaction – à désespérer de nous ?

Antonia Pozzi fut, on le sait, une alpiniste, qui repère « l’attaque » dans l’ascension – l’endroit sans graviers sur la roche où la verticalité commence (où le marcheur abdique, le non-oiseau s’encorde) ; une spirituelle, qui sent les cloches de la vallée réellement monter comme « ouailles » à la recherche du soleil, ou le vent comme « immense enfant passif » ; une bonne juge de ses forces, et de leur droit (« Tristesse de mes mains/ trop lourdes/ pour ne pas ouvrir les plaies/ trop légères/ pour laisser une empreinte« , p. 31) ; une belle personne assurément aussi, qui sait voir en la bonté « la source qui recrée/ la gorgée bue/ et dont on ne touche/ jamais le fond« (p. 27). Mais ni humour, ni naïveté : pas d’humour en ce recueil (c’est que le manque de sens ne fait pas rire la poète, et elle se sent trop liée aux autres pour se moquer impunément d’elle-même) : un des poèmes montre significativement des morts seuls pleins d’humour (depuis leurs tombes, ils entendent alentour des dangers qu’ils n’encourent plus, imaginent des jeux de formes qu’ils ne distinguent plus, se tournent vers des grilles qui ne les séparent plus de rien – et, dit la poète, « rient doucement entre eux » (p. 239). Pas de fausse compassion non plus, d’attention surjouée : les chevaux ici s’emballent et halètent, les chiens hurlent, grondent et dépriment, les enfants mêmes arrachent les fleurs, taquinent les éléments, chapardent les miettes adultes : c’est que tous sont victimes du langage (ils comprennent assez la parole pour la subir, mais trop peu pour s’en expliquer ou s’en défendre), et sont à tout ce qui leur arrive, sans décider de son sens. Tous les enchantements sont ici de diversion (une rafale d’étoiles a beau s’abattre sur les vitres, des voiliers argentés traverser les prés, la lumière dénouer et renouer sur le front du ciel sa couronne de montagnes … p. 145, le Grand réel fait ses affaires, et ignore les nôtres). Et les hantises toutes tenaces : des feuilles déterrées suivent la poète en criant, des pas naissent aux tournants mêmes qui promettaient la pause, un compagnon de cordée titube en transportant un mort – et l’automne revient chaque année plus forte que jamais (dissipation des ruées de vie, perte du libre cours des élans, n-ième fois du jamais plus) :

« Au seuil de l’automne
dans un crépuscule
muet
tu découvres l’onde du temps
et ta reddition
secrète
comme un vol d’oiseaux
léger
chutant de branche en branche
que leurs ailes ne portent plus
 » (p.185)

Il y a, bien sûr, sa morbidité. Une telle alpiniste ne pouvait manquer de courage (son suicide, malgré ses mystères, ne peut avoir de raisons lâches) ; il y a donc des choses sur lesquelles le courage ne peut s’exercer (comme le vertige, la contradiction logique, la vulgarité, ou le dégoût – puisqu’aucune force ne pourra changer le vide, l’absurdité, le laisser-aller ou l’amertume … en quelque chose de travaillable) ; et l’écriture, même endurante et résolue, ne peut, au mieux, que faire la paix avec ce qu’elle ne peut vaincre. Alors, chez elle, quoi d’insurmontable ? Quel nœud gordien qu’on ne tranchera qu’avec soi ? Biographiquement, elle a dû renoncer – sous pression de l’éducation familiale – à aimer l’homme (son professeur de latin-grec Antonio Maria Cervi) que cette même éducation l’avait invitée à admirer. Ou bien est-ce l’alpiniste simplement peu faite pour les basses plaines de l’existence (maîtrisant les situations extrêmes, nettes et solitaires, démunie devant les moyennes, confuses et grégaires … comme une plante d’altitude préférant son sobre brouillard à la pluie des vallées, ou les bêtes des hauteurs perdant leur magique équilibre en terrains moins escarpés ?). On ne peut ni gravir, ni descendre en rappel ce qu’on fut forcé d’ignorer de soi (les reliefs sous-marins, au contraire des émergés, ne s’escaladent ni même ne se dégringolent !) : qu’est-ce que l’inconscient d’une gardienne de sommets, ni mutique, ni mythomane – mais simplement malheureuse ?

Reste l’extrême beauté de cette poésie, le pur cours de sa mise en images : on laissera quelques extraits ici le dire, saluant, pour finir, Thierry Gillyboeuf,  l’admirable maître d’œuvre et traducteur, pour nous, de cette oeuvre intrigante, douce et profonde.

Marc Wetzel

Antonia Pozzi, Un fabuleux silence, Journal de poésie,1933-1938, traduit de l’italien et présenté par Thierry Gillybœuf, Arfuyen, 276 pages, avril 2024, 22€


« Toi,
tu étais le ciel en moi,
qui ne m’aimais pas pour ma personne
mais pour cette graine
du bien
qui dormait en moi. (…)
Toi,
tu étais le ciel en moi,
qui ne m’aimais pas
pour ma vie
mais pour l’autre vie qui pouvait se réveiller
en moi.
Toi,
tu étais le ciel en moi
le grand soleil qui transforme
en feuilles transparentes les mottes de terre (…)
Et quand dans les rues – avant
que le soir ne tombe – je me promène
je veux encore
être une fenêtre qui marche,
ouverte, avec son rebord
d’azur qui la comble.
Je veux encore qu’on entende sonner
le tocsin de mon cœur »
(Le ciel en moi, p.63-65)

« Naufragés sur les récifs
chacun se raconte –
l’histoire d’une douce maison
perdue,
chacun s’écoute seul
parler fort
par-dessus la plainte désolée
de la mer –
Triste jardin abandonné l’âme
s’entoure de haies sauvages
d’amours :
mourir c’est cela
se recouvrir des ronces
nées en nous
« ( Naufragés, p.73)

« … Absorbé dans son feu
chaque être humain
s’abandonne à une vie unique.
Mais sur ton allure
lente de fleuve qui ne trouve pas d’embouchure,
la lumière argentée des vies
infinies – des étoiles libres
tremble à présent :
         et si aucune porte
ne s’ouvre pour ta fatigue,
si chaque pas
ne te rend que le poids de ton visage,
si te revient
plus que douleur
cette joie de poursuivre seule
dans le clair désert de tes montagnes
tu acceptes à présent
d’être poète
 » (Un destin, p. 139-141)


« Tu as vécu en une nuit
les années de toute une vie :
et l’aube lente t’en couronne
comme d’épines. Tu regardes alentour
de tes yeux sages les ombres
inachevées qui tâtonnent :
et tu connais la souffrance du blé renversé dans le tonnerre
et le vide du bétail meurtri.
En mille soirées
tu as rajusté tes longues tresses grises, l’humidité
des journées défleuries t’a oppressée;
ton front s’ouvre
à présent dans un rai de soleil, il s’ouvre
dans le regard d’un homme parfait :
et tu plains ta mère
 » (Enfant mourant, p. 235)


« Je ressens l’antique douleur
 – c’est la terre
qui sous des couches de gel
soulève ses bras noirs –
et j’ai peur
de tes pas crottés, ma chère vie,
qui marches à mes côtés et me conduis
près de vieillards aux longs manteaux,
de garçons
rapides montés sur d’opaques vélos,
de femmes,
qui pressent leurs seins sous leur châle – …
 » (Faubourg, p. 251)