Jean-Claude Leroy invite à entrer dans cette grande nouvelle d’Anton Tchekhov centrée sur un pavillon de psychiatrie et ses personnages.
Anton Tchekhov, La Salle n°6, traduction Éveline Amoursky, éditions La Barque, 96 p., 2024, 18 €.
« À la douleur, je réponds par des cris et des larmes ; à l’infamie, par l’indignation ; et à
l’abjection par le dégoût. C’est cela qui, selon moi, s’appelle la vie. »
Très belle prose que cette Salle n°6 de Tchekhov, une traduction d’Éveline Amoursky qui donne ainsi un texte français d’une grande finesse stylistique embarquant le lecteur dans un décor, un monde tout autre, mais où l’humanité de chacun des protagonistes, pour exacerbée qu’elle soit, renvoie à la nôtre. Nous entrons par des mots précis et attentifs dans ce pavillon spécial, appendice d’un hôpital situé dans une ville peu animée d’une province éloignée. Là, dans une salle de ce pavillon, relégués, quelques malades nerveux chargés de se faire oublier. Des fous, ou réputés tels, dont on apprend l’histoire au fil des pages. Gardés par un militaire à la retraite, intraitable et violent, ils sont cinq, et Tchekhov nous indique qu’un seul parmi eux est d’origine noble, les autres étant de la petite bourgeoisie. Le juif Moïseïka, « un simple d’esprit qui a perdu la tête il y a une vingtaine d’années, lorsque son atelier de chapeaux a brûlé ». Un autre est paralytique. Il y a aussi un grand type « abîmé dans la tristesse », quasi toujours silencieux et dont le menton repose constamment sur le poing. Ou ce petit-bourgeois à l’air bonhomme qui joue à celui qui détient « un secret très important et très plaisant ».
Mais celui sur lequel le lecteur va s’arrêter, c’est Ivan Dmitrich Gromov, qui souffre de la manie de la persécution. Il a fait des études, a été huissier, puis secrétaire de collège, était le fils d’un homme « respectable et fortuné ». Or, le frère d’Ivan mourut subitement et son père, accusé de fraude, tomba dans le déshonneur, la ruine, bientôt la maladie, jusqu’à mourir, lui aussi. Cette série de malheurs poussa Ivan dans la panique et la pauvreté, avant qu’il ne fût atteint peu à peu par un certain délire. Il commença de voir des espions partout, se sentait poursuivi, craignait d’être arrêté. D’un crime horrible qui avait été commis, il se crut en danger d’être soupçonné, ne vivait plus que caché ou en fuite.
« Des chiens se mirent à courir à ses trousses en aboyant : au loin, quelqu’un cria quelque chose derrière lui : l’air sifflait à ses oreilles, et il sembla à Ivan Dmitrich que toute la violence du monde s’était amassée dans son dos et le traquait. » [p. 20]
De la sorte, il se retrouva hospitalisé, et bientôt transféré dans la salle n°6.
L’autre personnage essentiel de ce récit, c’est ce vieux médecin sans grand caractère, le seul visiteur de ce pavillon, à part le coiffeur qui passe tous les deux mois. Dans sa jeunesse il avait visé l’étude de la théologie, puis, sur les instances de son père, s’était résolu à la médecine, sans jamais en avoir éprouvé la vocation, pas plus que pour les sciences.
Voici que, lors d’une visite à la salle n°6, cet homme, Andreï Efimytch Raguine, se laisse prendre à une conversation avec Ivan Dmitrich Gromov, dont il se rend compte à quel point il est intelligent et a des centres d’intérêts bien près des siens. Lui qui a pour ami un homme suffisant et sans esprit, directeur du bureau de poste, voici qu’enfin il peut s’entretenir d’idées métaphysiques, avec ce malade interné, vindicatif autant qu’apeuré. Le soir, seul chez lui, il ne se fait pas d’illusion sur son métier spécifique ni sur la profession en général, même si elle évolue. « Toute l’activité hospitalière, pense-t-il, est identique à ce qu’elle était il y a vingt ans, elle est fondée sur le vol, les querelles, les commérages, le favoritisme et le charlatanisme grossier ; l’hôpital est toujours une institution amorale et extrêmement nocive pour la santé des patients. » [p. 38]
Mais voilà qu’il a un interlocuteur de son calibre, avec qui (se) disputer avec joie. Parler de la foi et ou de la souffrance humaine, c’est un réconfort pour les tourmentés, jusqu’aux plus éteints. À Ivan Dmitrich, qui vient de lui avouer sa foi en l’esprit humain qu’il pense capable d’inventer l’immortalité, soulevé par l’émotion, il répond : « Vous êtes un penseur et un homme réfléchi. Dans n’importe quelle situation, vous êtes en mesure de trouver en vous-même de quoi vous apaiser. Une pensée libre et profonde, qui s’efforce de comprendre la vie, et un mépris total pour la vanité stupide du monde – tels sont les deux biens les plus éminents que l’homme ait jamais connus. » [p.47] Mais Ivan Dmitrich opposera sans cesse au médecin qu’il n’a fait qu’entrevoir la vie et tenir des propos théoriques tandis que lui, l’interné, il a connu et connaît la souffrance et qu’en cela il est supérieur et plus compétent, à tous égards, que ne peut l’être un intellectuel confiné dans le confort et la désertion. Lequel pourtant lui donne des gages de respect et d’amitié. Mais de simples paroles pourraient-elles suffire ?
Et l’on verra que plus le médecin se rapproche du malade et s’éprend de sa compagnie vivifiante, plus il s’éloigne de sa condition d’homme « normal », et attire bientôt sur lui la méfiance de ceux qui étaient ses proches il y a encore peu de temps. On ne s’acoquine pas impunément avec un fou, il y a un prix à payer. C’est là tout le déroulé de ce récit implacable où l’on voit une sorte d’Oblomov compassionnel sombrer dans la passivité la plus totale, tellement la vanité de son entourage réputé bienveillant lui apparaît et le désarme, lui qui était déjà si peu orgueilleux ou fort.
Malheur à qui ne se fond pas dans la moyenne, à qui ne fait pas corps avec elle ! On sait de cette nouvelle, écrite après le voyage de Tchekhov à Sakhaline, qu’elle suscita des désapprobations, tant elle est sombre et n’offre pas d’issue, donnant au passage une image de la province russe tout à fait négative. Pour sa part, le philosophe Leon Chestov voit en Tchekhov, en dépit de sa douceur et de sa bonté, « le chantre de la désespérance », pour lui, c’est même l’essence de son art : « tuer les espoirs humains » [in L. Chestov, L’homme pris au piège]. Reste que cette Salle n°6 peut se lire aussi bien comme une dénonciation de la psychiatrie telle qu’elle était à son époque et situer de la sorte son auteur comme étant en avance sur son temps.
Jean-Claude Leroy
Anton Tchekhov, La Salle n°6, traduction Éveline Amoursky, éditions La Barque, 96 p., 2024, 18 €.