Léa Veinstein, « J’irai chercher Kafka, Une enquête littéraire », lu par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald permet ici de suivre le travail d’enquête et de passion poursuivi par Léa Veinstein autour de Kafka


 

Léa Veinstein J’irai chercher Kafka, Une enquête littéraire, Flammarion, 2024, 315 p, 21€


Etre une valise

Léa Veinstein a déjà publié sa thèse, Les philosophes lisent Kafka ((Maison des Sciences de l’Homme, 2019) sur l’écrivain pragois. En l’année du centenaire de la mort de Kafka, mort le 3 juin 1924, elle nous propose J’irai chercher Kafka, Une enquête littéraire, (Flammarion) qui relate son histoire personnelle avec Franz Kafka depuis l’enfance et comment elle est partie à la recherche les manuscrits de celui-ci à Jérusalem. Ces manuscrits ont connu des péripéties dignes de K, le personnage du Procès. Disons-le d’emblée, c’est un livre très attachant, qui rappelle le merveilleux livre de Valérie Zenatti Dans le faisceau des vivants (l’Olivier), cité par Léa Veinstein, et qui raconte le voyage entrepris à la mort d’Aharon Appelfeld, qu’elle traduisait depuis des années. C’est toujours une lecture très émouvante que de lire le livre de quelqu’un qui aime profondément un écrivain. Ici c’est un amour ambigu, mêlé de crainte, de curiosité. De l’enfant intriguée par ce jeune homme au chapeau sur la carte postale posée sur le bureau de son père à ce voyage entrepris juste à la fin du confinement pour retrouver tous les feuillets et carnets sauvés par Max Brod, Léa Veinstein narre également l’histoire folle des manuscrits de Kafka, menacés de brûler, transportés cachés dans tous les sens. Ils ont finalement échoué rue Spinoza, dans un rez-de-chaussée insalubre envahi d’une quarantaine de chats, occupé par l’ancienne secrétaire de Brod, Isle Hoffe dite Esther puis la fille de celle-ci, Eva, les deux à moitié folles. On en a des frissons rétrospectifs.

Cette quête est bien sûr celle d’une identité, mené comme une enquête à l’intérieur de soi comme sur le terrain, à Prague, à Tel Aviv et à Jérusalem, où les manuscrits sont à présent conservés.
On peut toujours enter dans la querelle de la fidélité ou de la trahison de Max Bord (lucide sur cette question), ainsi que de l’ambiguïté de Kafka, quant au destin de ces textes, peu importe. Léa Veinstein souligne que Max Brod, s’il n’a peut-être pas été parfait – mais qui pourrait se vanter de l’être en pareil cas ? – a consacré sa vie à « composer l’œuvre de Kafka, à la façonner, l’éditer, la modeler, et à nous la passer » (p 19). Kafka fut pour lui, nous dit-elle, « un miracle ici-bas, un miracle terrestre » (p 45). A la mort de Kafka il voit Milena comme Dora, les femmes aimées de Kafka. De l’une à l’autre, l’histoire est très différente, Milena appartient au fantôme de la présence, aux baisers dans l’absence, avec l’autre il partagera sa vie quotidienne jusqu’à la fin. « Qu’est-ce que la fidélité ? » (p 21) est une des grandes questions du livre, de Max Brod et même d’Esther Hoffe (la plus infidèle), tout aussi bien que celle de Milena et de Dora qui chacune donnèrent nombre de manuscrits à Max Brod mais en gardèrent ainsi que leurs lettres, et enfin de Léa Veinstein par rapport à elle-même et à sa famille. Cette histoire non exempte de méfiance résonne de par des origines juives du côté de son père, « est-ce que je suis juive et qu’est-ce que ça me fait ? » (p 91). De très belles pages suivent notamment sur ses visites à un rabbin. Retrouver les textes de la Torah pour connaître sa propre origine, voir les manuscrits de Kafka pour comprendre qui il est. « A qui appartient Kafka » (p 22) se demande Léa Veinstein ? « Qui est la marionnette de quoi ? Qui crée l’histoire qui s’anime sous mes yeux, moi ou lui ? » (p 39). C’est aussi une histoire de feu (tout détruire par le feu était la volonté de Kafka). C’est encore le destin des livres des juifs, puis des juifs eux-mêmes. « Qu’est-ce qui relie vraiment les textes et les synagogues ? Quel danger représente-t-ils ? »(p 90). Les unes abritent les autres. Mais, et c’est très important « le sacré c’est le texte, pas le lieu » (p 227).

Très documenté, mené de façon rigoureuse, le livre est passionnant, on est ému, surpris, amusé. On suit le jeune malade qu’est Kafka, si courageux, grand rêveur, aimant les pivoines, écrivant ce fabuleux petit récit Josefine la cantatrice, juste avant sa mort au sanatorium de Kierling. Ce n’est même pas un chant, comme si un vrai souffle ne sortait même plus de la gorge gonflée de Kafka mourant. « Un sifflement » (p 35), « un couinement » (p 37), dit-il. Le récit restera inachevé, comme l’immense Terrier, où halète quelque chose, comme beaucoup de textes de Kafka. Chez Kafka l’inachèvement n’est jamais gênant, l’inachèvement est bouleversant. Léa Veinstein raconte alors le travail que fait Max Bord durant des années, transportant les textes de Kafka plutôt que les siens de Prague à Tel Aviv dans une valise. Puis elle raconte son voyage personnel, sa quête, Tel Aviv, Jérusalem. Elle écrit « j’ai envie d’être cette valise de Max Brod, non pas de la faire parler ou de me cacher dedans, mais de me transformer en valise moi-même, de vivre ce qu’elle a vécu depuis sa perception de valise » (p 101). Elle erre, se trompe de cimetière, va devoir affronter l’administration, ira effarée voir l’immeuble où traînèrent, on ne peut dire autrement, les manuscrits d’un des plus grands écrivains du siècle. Il y eut nombre de procès, (quelle ironie…), six si je compte bien pour décider qui d’Esther Hoffe, de l’Allemagne ou d’Israël (dont Kafka n’a pas connu la fondation, lui parlait de Palestine alors) est le dépositaire légal de Kafka. Ce sera Israël, je ne sais pas ce qu’en aurait pensé Kafka dont les rapports avec le judaïsme étaient pour le moins complexes, rapporte qu’analyse longuement Léa Veinstein. À Jérusalem, devant une enveloppe de la main de Kafka, l’auteure « dénoue une ficelle blanche et (se) met à pleurer. » (p 230). L’écriture de Kafka est petite, l’émotion de Léa est immense. Petite écriture, petits personnages, Kafka « connaît son pouvoir de réduction » (p 236). Si réducteur que le personnage d’un « artiste du jeûne » (ou de la faim…) n’est même plus visible dans sa paille.

La question « à qui appartient Kafka » n’a pas de sens, pas plus que l’existence de ses personnages : « poétique de la non-arrivée » comme dit Judith Butler, que cite longuement Léa Veinstein. De même et cela ressemble tellement à Kafka, l’histoire successive des procès est tellement insensée que le sens disparaît.
La boucle avec nombres de digressions et déliés est bouclée, l’histoire des livres, l’histoire d’une jeune femme arrivent à leur terme, pour mieux affronter la suite.

Kafka est une image inoubliable, littéralement écrite dans le a même de littérature, ce regard intense, fiévreux, ce sourire léger, cette silhouette trop mince, en noir, que voyait Léa petite.
Aujourd’hui il ne l’effraie plus.
« Fidélité à Franz » écrit-elle. Ainsi ce livre dont il reste, longtemps après l’avoir fini, comme un chant, celui du gardien qu’entendît Léa Veinstein dans un musée, celui de Josefine, ou son ébauche dans la voix de Kafka.

Isabelle Baladine Howald

Léa Veinstein J’irai chercher Kafka, Une enquête littéraire, Flammarion, 2024, 315 p, 21€