Jean-Claude Leroy explore pour les lecteurs de Poesibao les pages de cette anthologie de neuf poètes écossais du vingtième siècle.
9 poètes d’Écosse (1920-2000), traductions de Camille Manfredi et Paol Keineg, éditions Les Hauts-Fonds, 164 p., 2023, 20 €.
9 poètes d’Écosse (1920-2000)
Il y a quelques années, les éditions Les Hauts-Fonds donnaient à lire Hugh MacDiarmid (1892-1978), co-fondateur du parti indépendantiste écossais et forte personnalité, dans une traduction d’un certain Paol Keineg, car les poètes sont parfois d’imparables passeurs de frontières. Aujourd’hui, la maison brestoise animée par Alain Le Saux nous propose un choix de neuf poètes écossais regroupés dans un volume de belle facture habillé par l’artiste Catherine Denis.
Établi et préfacé par Camille Manfredi (qui a également partagé le travail de traduction avec Paol Keineg), professeure spécialiste de littérature écossaise à l’université de Bretagne occidentale, cet ensemble emprunte à une période qui s’ouvre après la Grande Guerre et court jusqu’à la fin du siècle vingtième, elle correspond à ce qui fut appelé : Renaissance littéraire écossaise. C’est à peu près le temps où l’on semble enfin se décider, nous dit Camille Manfredi, à « arracher la nation au désert spirituel dans lequel l’ont plongée son histoire coloniale et, depuis la réforme du milieu du XVIe siècle, une doctrine religieuse mortifère portée en Écosse par John Knox, reposant sur le principe de dépravation totale et le refus de toute joie et de tout amour hors celui de Dieu. Les poètes adoptent alors une approche réflexive et critique : il faut réinventer cette nation privée d’âme par l’idéologie calviniste qui piège l’Écosse dans l’enfer des damnés […]. »
Les idéaux nationalistes accompagnent volontiers ce mouvement émancipateur, cependant ils seront mis à mal par les secousses d’une seconde guerre mondiale qui engloutira bien des espoirs de progrès. Pour autant, les poètes écossais ne manqueront d’accompagner les luttes sociales et politiques de leur pays. Pays qui, au final, retrouvera un parlement à lui au début du XXIe siècle, tandis que « les femmes poètes […] se taillent [enfin] la part de la lionne dans le champ poétique ».
Si elle ne se veut évidemment pas exhaustive, la sélection restreinte effectuée par Camille Manfredi permet de présenter un bon nombre de poèmes pour la plupart des auteurs, et c’est donc une plongée-découverte à chaque fois, conduite par les textes eux-mêmes et une notice de présentation de chaque poète. Des grandes figures, essentiellement, se retrouvent ici, comme Hugues MacDiarmid, déjà cité, et Norman MacCaig (1910-1996), ou encore la célébrée Muriel Spark (1918-2006) dont on découvre ici que, si elle a trouvé le succès avec ses romans, elle se voulait surtout poète.
[…]
Il fait nuit noire, et Dieu raconte
De sa voix de tonnerre
Le monde comme il l’avait voulu
Et comment tout est allé de travers
Impossible de fermer les yeux ; las,
D’un regard de plus, il embrasse le monde
D’un pôle à l’autre : et ses larmes s’abattent
En rideau de pluie sur la terre ici-bas
[Hugues MacDiarmid, L’agonie de la Terre]
Reste la question de la langue, MacDiarmid en fabrique une, expérimentale, à partir de l’anglais et du scots. Un geste qui ne sera pas repris par Edwin Muir, autre figure majeure de cette scène poétique perchée au nord de l’Angleterre. En effet, Muir préfère l’anglais et le prône comme vecteur plus efficace, s’exprimant ainsi dans la langue comprise par le plus grand nombre. Shorley MacLean (1911-1996), quant à lui, écrit en… gaélique moderniste et Margaret Tait (1918-1999) avait surtout choisi le cinéma comme langue, qu’elle pratiquait d’une manière plutôt expérimentale et… poétique, décidément.
Retiré aux Îles Shetland, MacDiarmid explore « le potentiel perdu de l’Écosse dont il fait le microcosme d’une humanité en errance. », Norman MacCaig semble plutôt se pencher vers les paysages et les animaux, dont il parle très bien, sans manquer d’humour. George MacKay Brown (1921-1996) paraît s’attacher surtout à croquer des sortes de portraits de son environnement immédiat, toujours avec empathie. De Muriel Spark, on ne dispose ici que d’un assez long poème où elle nous raconte la vente aux enchères d’un manuscrit par les petits-enfants d’un auteur resté longtemps inconnu, dont ils ont organisé avec patience l’augmentation faramineuse de la cote.
« Pour en finir avec les grenouilles
Les gens me disent : Vous avez l’air d’aimer les grenouilles.
Elles n’arrêtent pas de sauter dans vos poèmes.
C’est vrai. J’aime la façon dont elles s’assoient,
ramassées comme les chats, comme eux indifférentes
à tout sauf au style, comme des dames qui pensent
à garder les genoux serrés. Et j’aime
leur façon élégante de sauter
comme leur façon inélégante de se recevoir.
Tellement humaine.
Je me sens si proche d’elle
qu’il doit y avoir de la grenouille en moi.
Je me regarde dans la glace et je m’attends
à voir un prince charmant.
Mais non, ce n’est que moi, avachi
qui coasse dans le vide,
et jette des coups d’œil alentour
guettant le héron furtif et son bec affilé. »
[Norman MacCaig]
Neuf poètes à découvrir, un ensemble de textes épatants, inspirés, souples, qui nous mettent en contact avec ce monde partiellement à part dont nous ne connaissons que trop peu d’attributs. Les traductions sont assurément ajustées au mieux – peut-être aurait-on aimé disposer de la langue originale. Toujours est-il que les passeurs ont réussi leur coup, nous livrant là un bouquet d’écritures qui, lues d’ici et aujourd’hui, nous ferait presque l’effet d’être une seule voix se livrant dans diverses tonalités.
Jean-Claude Leroy
9 poètes d’Écosse (1920-2000), traductions de Camille Manfredi et Paol Keineg, éditions Les Hauts-Fonds, 164 p., 2023, 20 €.
Rencontre (présentation et lectures) autour des deux anthologies publiées par Les Hauts-Fonds, le 26 septembre 2023 à 18h, à la librairie Comment dire, à Rennes (5, rue Jules Simon), en présence de Paol Keineg et de Tim Trzaskalik, traducteurs, et de l’éditeur Alain Le Saux.
Lien : http://www.librairiecommentdire.fr/agenda-140663/lecture-poetique-anthologies-de-poesie-allemande-et-ecossaise/
Lire la note de Jean-Claude Leroy consacrée à cette autre anthologie, de poésie allemande, cette fois.