Daniel Payot justifie magnifiquement la parution de cette anthologie et ses choix éditoriaux, avec des traductions toutes de Sophie Benech.
Sous le titre Dernier toast et autres poèmes, les éditions Payot & Rivages ont publié, en avril 2025, un choix bilingue de poèmes d’Anna Akhmatova traduits par Sophie Benech.
Paru en format de poche, le livre réunit soixante-dix poèmes, écrits entre 1909 (la poétesse avait alors 20 ans) et 1964.
La bibliographie d’Anna Akhmatova en langue française est déjà conséquente (elle est utilement indiquée en fin de volume) ; pourquoi alors ce nouveau titre ?
Malgré son format modeste, et bien qu’il ne réserve qu’une place restreinte aux pièces majeures que sont Requiem et Poème sans héros, il s’agit bien là d’une authentique anthologie. Les nouveaux lecteurs des écrits d’Anna Akhmatova y découvriront les thématiques et les options poétiques qui caractérisent l’ensemble de l’œuvre et ses plus notables spécificités.
Le fait que les versions françaises de tous les textes retenus soient d’une même traductrice permet de suivre, tout au long des cinquante-cinq ans d’écriture retracés, ce que Sophie Benech appelle un « chemin intérieur et poétique », dont la cohérence ne se trouve pas distraite par des options de traduction différentes. Les continuités sont ainsi rendues manifestes : la clarté et relative simplicité des énoncés, le refus de tout enjolivement rhétorique, la fluidité du propos ; mais aussi les évolutions, depuis les apparentes superficialités du début jusqu’aux élans tragiques, depuis une langue qui ne semble dire que l’individualité de l’autrice jusqu’à une écriture qui s’efforce de suggérer, sous les banalités, les conventions et les mots d’ordre des discours officiels, les traces d’une culture et d’une âme collective survivantes.
Ainsi lit-on ce recueil, non comme une succession de textes plus ou moins arbitrairement accolés, mais bien comme un « chemin ». Les « repères biographiques » rappelés en début de volume et la préface de Sophie Benech montrent que ce chemin est indissociablement intérieur et historique. Anna Akhmatova se livre intimement et sa poésie se fait simultanément l’écho d’un siècle qui fut pour elle particulièrement cruel. En 1961, elle se rappelle, en les rendant dédicataires d’un poème intitulé « Nous étions quatre… », les complices et soutiens que furent pour elle Marina Tsvétaïeva, Ossip Mandelstam et Boris Pasternak. Ils ont alors tous disparu, victimes directes ou indirectes de la tyrannie stalinienne. Le souvenir des liens affectifs et personnels est aussi celui de leur répression.
Mais l’écriture d’Anna Akhmatova refuse de se complaire dans la déploration. Elle ne renonce pas à évoquer une vitalité commune, que personne ne s’approprie et qui seconde chacun. Cette vitalité « spirituelle », non exhaustivement définissable, seule la langue poétique parvient, selon elle, à la suggérer. La clarté de son expression libère des puissances d’être cachées sous les implacables contraintes.
Jean-Christophe Bailly parlait à propos de la modernité de « revers de l’hymne », d’« hymne désaccordé ». Une certaine « fonction du poème », que servaient les voix de « Dante, Camoens, Le Tasse, Goethe, Pouchkine, Whitman, Hugo… », n’y a plus cours. Elle témoignait d’une « consubstantialité entre le poème et la langue » et d’une « projection du poème dans l’espace d’une appartenance et d’un destin nationaux », mais ces corrélations sont « aujourd’hui impensables », disait Bailly (Jean-Christophe Bailly, L’élargissement du poème, Christian Bourgois, 2015, pages 60-62).
La poésie d’Anna Akhmatova ne contredit en rien ces affirmations, bien au contraire. Elle pose, avec d’autres œuvres qui lui sont contemporaines, la question de ce qui peut succéder à la « consubstantialité » désormais impensable, quand l’écriture ne renonce ni à l’expression de la subjectivité, ni à l’évocation des expériences souvent malheureuses, voire insoutenables, qu’impose l’histoire. Dans sa relative concision, par le choix des textes qui le composent et par l’immédiate lisibilité de leur version française, ce Dernier toast et autres poèmes peut être lu aussi comme une invitation à une telle réflexion.
Daniel Payot
Anna Akhmatova, Dernier toast et autres poèmes, traductions de Sophie Benech, édition bilingue, Rivages poches, 2025, 9,50€