Andrea Zanzotto, “Le Galaté au bois”, lu par Christian Travaux


Christian Travaux explore cet hypersonnet, sonnet de 14 sonnets, coeur du “Galaté au bois” d’Andrea Zanzotto (traduction Philippe Di Meo)


 

Andrea Zanzotto, Le Galaté au bois, traduction revue & postface de Philippe Di Meo, La Barque éditeur, 2023 208 p, 30€.


Il est des forêts denses, où l’on ne pénètre qu’à grand-peine. Forêts d’yeuses, forêts de chênes rouvres, forêts de lentisques, d’arbousiers, de bouleaux ou de sapins noirs. Mais, aussi, forêts de souvenirs, où l’on se perd dans sa mémoire (tant est dense l’écheveau des  faits et des choses vécues ou rêvées, seulement). Forêts de mémoire de l’Histoire, la grande Histoire, celle qui fauche et défait les hommes, qui laisse sur les branches des arbres s’égoutter des larmes de sang, des cris d’horreur, et charrie des tas d’ossements qui crissent sous les pas des hommes, des survivants. Enfin, des forêts de langage, forêts vastes, forêts primaires, en tout cas forêts primordiales, où se croisent les phrases d’autres, les paroles d’autres (écrivains, poètes, penseurs, simples passants), mais aussi les diverses voies que fait entrevoir une forêt : pistes du sens, combinaisons de mots, de sons, qu’offre le langage, et qui sont multiples, infinies, à profusion. Ainsi Zanzotto, dans cette somme de langage et de poésie, dans cette forêt enchantée, étonnante tout à la fois, qu’est Le Galaté au Bois.

Galateo
. C’est ainsi que s’intitule le traité de bonnes manières que Giovanni Della Casa écrit en 1558, et que l’on désigne, désormais, tout traité d’éducation. Le Galaté, donc, en français, qu’Andrea Zanzotto publie en 1978 s’inspire, alors, de cet ouvrage, ou plutôt y fait référence, comme en écho, en contrepoint. Car ce que Zanzotto propose est tout autre chose qu’un traité de règles de savoir-vivre, tout en en étant un quand même, à sa manière. Zanzotto évoque, en postface du Galaté, « les règles ténues qui assurent – dit-il – les symbioses et la vie en commun », ce qu’il appelle « les réseaux du Symbolique » (langue, gestes, perception), ou « les codes (et) sous-codes – écrit-il – dans ce qui n’est (pas) codifiable » (p 183). Le Galaté serait, ainsi, du moins d’après Zanzotto, un traité à sa manière, des codes ou manières « planant comme toiles d’araignées ou ensevelis, voilés, comme filigranes sur /dans ce bouillonnement de violences qu’est la réalité » (id.).

Pour ce faire, Zanzotto écrit ce qu’il nomme un Hypersonnet, c’est-à-dire, non pas un sonnet de 14 vers, comme l’ont fait les poètes – Gaspara Stampa, Giovanni Della Casa, tant aimé du Tasse – dont il évoque le souvenir, mais un sonnet de 14 sonnets, qui est le cœur même du livre, son centre obscur. S’y exposent des « révérences » (Prémisse), de « belles manières » (III), des « limites » (VIII), des « furtivités », des « traverses » (X), des « vetos » (XIV), et même des règles sur le « que faire et (le) que penser » (XI), certes dans le moule resserré de 14 vers à chaque fois, mais dans une avalanche de mots, de phrases, d’images, qui s’imbriquent, se télescopent, se rencontrent, se font écho, s’interpellent et se déconstruisent.
Zanzotto y reprend le style, soutenu, précieux, alambiqué, des sonnets de la Renaissance, dont il ressuscite les mots et les formes. Les images raffinées, aussi. Et il ressuscite, de ce fait, tous ceux qui vécurent au Bois, le Bois, cette fois, du Montello, bois historique, qui recouvrait autrefois le territoire de Montello, où Giovanni Della Casa écrivit son Galateo, Gaspara Stampa ses sonnets, à l’abbaye de Nerversa, toute proche. Mais, ce faisant, il dynamite ce langage d’un autre temps, en inventant une autre langue, ou en réinventant la langue poétique, de façon constante. Les sonnets peuvent être, alors, de l’Hypersonnet – cœur obscur, noyau central du recueil – ceux des « groins », des « hyphes », des « filaments » (I), de « l’infamie », du « mandala » (Apostille), des « broussailles » (VIII), du « soma au bois » (VII), ou des « massacres » (III), et même – ironiquement – des « interminables travaux dentaires » (II).

Et, pour accéder jusqu’au cœur de l’ouvrage, au fond de ce bois, d’où 14 voies se séparent, ou se regroupent, Zanzotto nous fait traverser les couches que l’Histoire a laissées dans ce bois, les traces que l’homme a imprimées (imprime encore), par son passage, dans ce lieu sacré, historique, pour Zanzotto, du Montello. Ainsi évoque-t-il tout autant, dans un maelstrom de mots, de vers, de langue, la forêt karstique, celle, primaire, du Montello, sa formation géologique (solutréen, magdalénien), ses ravines, ses trous, ses sentiers, ses arbrisseaux ou ses clairières, ses cirques de montées, de descentes, aussi bien que ses ossuaires, ses morts, ses tués, tous les traumatismes laissés par la Grande Guerre dans ce bois. Car le Montello a été le lieu de batailles effroyables, durant la Première Guerre Mondiale, qui firent des milliers de morts, des dizaines de milliers de morts.
Évoquer ce lieu poétique, ce lieu tragique, c’est, alors, rebrasser toujours, toujours entendre, dans le même temps, dans le même lieu, les voix des poètes qui y furent, y écrivirent, comme les bruits, les cris, des soldats qui y affrontèrent la mort, et y périrent. D’où cette langue – cette tempête de langue – langage et anti-langage, forme, anti-forme, parole lyrique et prosaïque tout à la fois, qui frappe tant à la lecture de ce Galaté au Bois. Tout y sonne. Tout y résonne. Tout y dit le désordre humain, celui que les hommes laissèrent dans cette terre qu’ils ont dévastée, une terre de poésie qui, maintenant, est envahie par les villas, les lotissements. Sa chartreuse ou son abbaye sont détruites, ou sont en ruines.

Et c’est donc d’une langue en ruines, d’une langue détruite, que l’auteur du Galaté au Bois érige sa propre langue (et l’on ne peut que saluer le travail du traducteur, Philippe Di Meo, d’une finesse, d’une précision et d’une poésie sans égal). Opérations asyntaxiques, asémantiques. Rapprochements phoniques ou graphiques. Ambiguïtés sémantiques. Allitérations. Assonances. Recours à des épigraphes antiques, à des dialectes, à d’autres langues. Et encore collages, montages. Copies de poèmes imprimés de la Renaissance italienne. Insertion de croquis, de plans, ou de cartes, ou même de panneaux de signalisation forestière. Tout est bon pour faire feu de tout bois, pour Zanzotto, tous les lexiques et tous les styles, scientifique, lyrique, dialectal, ou littéral, jargons, babils, langue parlée, et langue littéraire. Zanzotto se promène, ainsi, dans une forêt de langage, tellement dense, tellement immense, que le lecteur ne peut que s’y perdre, mais avec jubilation. Chaque poème est une aventure. Chaque vers, une surprise nouvelle. Et chaque mot, une découverte de l’humus, du terreau, des fibres, des racines, que cache, et révèle en même temps, chaque bout de terre, chaque parcelle de cette forêt. De ce langage.
Le lecteur y croise encore d’autres forêts enchantées, ou stupéfiantes. Une forêt est l’entrelacement de multiples espèces d’arbres, de végétaux. Zanzotto entrelace encore les réminiscences littéraires. Et c’est, alors, à l’orée d’un texte qu’on rencontre un vers de l’Arioste ou de Pétrarque. Ou c’est au milieu d’une clairière, celle d’un vers, qu’on retrouve la Sylve Enchantée de la Jérusalem libérée, ou qu’on voit la forêt de Dante. Tout fait sens. Tout parle et tout bruit, à qui sait voir et sait entendre une forêt dans ce qu’elle laisse comme traces de ceux ou de celles qui y ont pu passer un temps. Une plume d’oiseau. Une empreinte de loup, ou d’ours. Un tas de feuilles ayant servi, pour une nuit, de couche à une biche. Ou une branche brisée qui signale le passage, ou le frottement, d’un cerf au moment des amours. Ainsi, ici, Zanzotto fait-il, de cette somme de langage, qu’est le Galaté au bois une géographie signifiante, ou dialoguante, un espace où tout fait écho, tout est bruissement, à qui prend la peine de lire et d’écouter.
Aussi, vous tous, tendez l’oreille à cette épigraphe romaine qui rappelle celui qui fut il y a longtemps, à ces textes à demi-rongés par le temps, reproduits tels quels, à ces phrases tirées du Bulletin de la Victoire de Montello, à tout ce que dit le réel, dans son épaisseur signifiante, son feuilleté. Et vous découvrirez, soudain, autour de vous, combien le lyrisme est partout, combien, toujours, la poésie fait feu de tout, fait tout parler, et combien elle se nourrit de tout ce qui est invisible.

Traces ou voix.

Christian Travaux

Andrea Zanzotto, Le Galaté au bois, traduction revue & postface de Philippe Di Meo, La Barque éditeur, 2023 208 p, 30€.