Ariane Dreyfus, “Nous nous attendons” précédé de “Iris, c’est votre bleu”, lu par Gérard Cartier


Gérard Cartier revient ici pour Poesibao sur deux livres d’Ariane Dreyfus désormais accueillis dans la prestigieuse collection Poésie / Gallimard


 

Ariane Dreyfus, Nous nous attendons précédé de Iris, c’est votre bleu, bibliographie de Stéphane Bouquet, préface de Francoise Delorme. Collection Poésie/Gallimard (n° 575), Gallimard, 2023, 272 p., 9,10€


 

Par les yeux

 

La collection Poésie/Gallimard, qui passe pour une sorte de Panthéon (1), a eu l’heureuse idée de rassembler en un volume deux titres d’Ariane Dreyfus édités jadis par Le Castor Astral, de matières et de manières assez différentes, introduits par Françoise Delorme et complétés par une autobiographie et une intéressante bibliographie commentée par Stéphane Bouquet.

Iris, c’est votre bleu (2008), qui est placé sous l’égide d’Israël Eliraz, dont quelques vers ouvrent chaque section, entrelace le quotidien d’un couple et les tragédies du siècle, deux des horizons d’Ariane Dreyfus. Elle est d’abord, on le sait, une poétesse de l’amour ; non de ses magies, de ses folies et de ses drames, mais de sa joie confiante et de son indicible douceur. Elle n’est pas de ceux qui soulèvent une nuée d’images, c’est-à-dire d’illusions ; elle se méfie du chant et de la déclamation ; l’amour ne dispense pas le printemps, il est une vertu quotidienne, il vit caché, « à l’inverse des étoiles qu’on voit et qui n’existent plus ». La voix est posée, le poème réduit à l’essentiel de l’émotion, aux réalités tangibles, aux gestes du corps, qu’elle n’hésite pas à montrer dans sa vérité – ainsi du « … corps masculin, son ornement unique », « Quand ton sexe nu pousse encore / Au beau milieu ».

Pour autant, le recueil n’est pas clos sur ce bonheur intime, mais, comme l’est aussi l’autrice, il est poreux au monde et traversé par ses drames. Les événements sont dits en quelques vers, sans pathos, mais éloquents – pas d’éclats de voix, les faits seulement, qui signifient par eux-mêmes : une enfant recroquevillée contre un mur, seule rescapée d’une famille massacrée (le génocide rwandais) ; une jeune fille condamnée pour « actes incompatibles avec la chasteté », pendue très haut à une grue, comme si on voulait la « montrer à Dieu » (l’Iran) ; une femme assassinée pour avoir refusé d’être l’un de ces « fantômes bleuissant les rues de leur supplice » (l’Afghanistan) – ici les victimes, par un besoin d’empathie peut-être, sont toutes féminines. Sans reculer devant les actes, sans renoncer à leur vérité contingente, mais sans en faire une leçon politique, Ariane Dreyfus tire son poème vers l’universel.

Chaque poème est une petite mosaïque qui ne fait pas récit, ne donne pas à lire une suite cohérente – plusieurs thèmes, plusieurs temporalités peuvent s’y mêler. L’ambiguïté y règne ; la source et le sens en sont souvent cachés (l’ellipse est la principale figure d’écriture d’Ariane Dreyfus) ; le sujet de l’action est parfois tu ; des articulations manquent ; la vision est déformée par une sensibilité – car cette poésie sans tapage, sans forfanterie, est toujours incarnée. Mais tous les éléments concourent au motif par contamination sensible.
               
Le second recueil, Nous nous attendons (2012) (quel étrange titre…) est sous-titré « Reconnaissance à Gérard Schlosser », un peintre hyperréaliste qui montre des fragments de personnages dans des cadrages très serrés, très souvent des femmes, dénudées et sans visage, qui paraissent ainsi dénuées de vie, qu’il coiffe d’un titre sans rapport avec le sujet. Ariane Dreyfus, rarement sensible à la peinture, dit le bonheur « immédiat et total » qu’a été pour elle la découverte de ces tableaux. En définissant l’art du peintre, ses toiles à la « beauté exaltante parce qu’absolument réelle », où le moindre éclat de réalité apparaît « gonflé […] de son vertigineux caractère accidentel », elle définit son ambition en écrivant ce livre. La rencontre a été féconde. S’inspirant de la démarche de Schlosser, écrivant « dans la lumière […] de son rapport au monde », elle découpe dans le réel une image étroite, nette, dénuée de perspective, arrachée au temps : le jeu des causes et des effets est suspendu ; le principe de fixité l’emporte sur celui de mouvement ; et le plaisir de lecture est presque constant. Par ses scènes minimes, figées dans un instantané, par son écriture simple et précise, parfois proche de l’objectivisme, ce livre marque une évolution majeure dans l’œuvre d’Ariane Dreyfus. Ainsi de cette nature morte, mais frémissante de vie :

 « On verra bien »

Poireaux et pommes de terre et leurs gouttes d’eau
Posés sur l’évier
Elle est absente de la cuisine

La fenêtre est pleine de clarté
Elle a laissé le couteau
Elle s’est essuyé les mains ici

Ces poèmes écrits par l’œil (« être là par les yeux », dit l’un d’eux ; de fait, pas ou peu de sons, de saveurs, de sensations tactiles), sans ruse apparente, sans métaphysique, ne sont pas privés pour autant d’émotions. Une présence extérieure à l’image s’y trahit, une femme qui a été ou sera protagoniste de la scène, qui l’habite en secret, par l’érotisme par exemple, souvent sous-jacent, parfois explicite – le poème qui suit est un judas, il découpe un corps nu dans un lit, inerte mais concret, charnel, en instance de la vie que la spectatrice va lui rendre :

« La confiance ça s’apprend »

Il ne bouge plus pour essuyer son corps nu
Tout près de la serviette le sexe
Reste humide avec ses plis et lourd

La serviette est très rose et elle pend
Épaisse et belle
Quelqu’un le voyant
Ajouterait sa langue à l’instant

Il m’a d’ailleurs semblé que les poèmes s’animaient vers la fin du livre, qu’Ariane Dreyfus y revenait à sa manière précédente : les vers se font plus mystérieux, le sens parfois s’estompe, le « saisissement immédiat » devant la réalité cède à la recherche d’une construction plus savante.

Avec Nous nous attendons est inaugurée une forme originale, le « chantier de poème », qui complète l’œuvre par une visite de l’atelier. L’autrice s’y explique sur les contraintes qu’elle s’est fixées (poèmes courts ; pas de je ni de tu, sauf dans les titres), puis elle relate le long processus d’écriture de deux poèmes, exposant leurs états successifs, les essais ratés, les réussites soudaines, les repentirs, jusqu’à ce qu’« à force de ne pas y arriver » le poème se fige. J’ai pensé au Mystère Picasso, ce film où l’on voit le peintre au travail devant la caméra, où le tableau final importe moins que le long geste qui le fait advenir – et, comme dans le film, on a parfois envie qu’Ariane Dreyfus s’arrête, qu’elle cesse de reprendre son poème : il a trouvé son équilibre ; mais non, elle y perçoit des facilités qui nous échappaient (« Le problème est que cette nouvelle fin “marche” trop bien, c’est vraiment le genre d’effets dont je suis capable… »).  La démarche est très détaillée, et c’est passionnant, au point de faire œuvre – j’en veux pour preuve les pages sur l’excision qui clôturent Le dernier livre des enfants (Flammarion, 2016), dont je doute qu’elles puissent sortir de l’esprit des lecteurs.

Gérard Cartier

Ariane Dreyfus, “Nous nous attendons” précédé de “Iris, c’est votre bleu”, bibliographie de Stéphane Bouquet, préface de Francoise Delorme. Collection Poésie/Gallimard (n° 575), Gallimard, 2023, 272 p., 9,10€

1. Sans doute l’est-elle pour le passé – avec un déni pour le XVIIIe français, qui témoigne de la persistance d’une vision romantique de la poésie. Quant au présent, s’il est difficile d’en juger équitablement, il y avait certainement mieux à faire que de reproduire les mirlitonnades de Houellebecq ; l’absence de Claude Esteban, par exemple, est incompréhensible ; la collection s’honorerait aussi à publier Les lettres d’Idumée de Marie Étienne, l’un des livres marquants du dernier demi-siècle. Mais saluons l’entrée, avec Ariane Dreyfus, des plus jeunes générations. On aimerait aussi, pour m’en tenir aux femmes (puisqu’on pèse à présent les deux sexes au fléau, comme à la foire de Brive), pouvoir y lire Valérie Rouzeau (Pas revoir) et Sophie Loizeau (Bergamonstres). A bene placito, comme dit l’autre.