Yves Namur, “O, l’œuf”, lu par Christian Travaux


Christian Travaux tente de définir ce nouveau livre (en fait ancien !) d’Yves Namur, soit deux textes l’un sur l’autre.



Yves Namur, “O, l’œuf”, préface de Francis Édeline, éditions La Lettre volée, 2023, 144 p, 20€


Comment dire, comment définir ce nouveau livre d’Yves Namur ? Un texte en deux. Ou plutôt deux textes l’un sur l’autre, l’un au-dessous de l’autre. Plutôt encore, un dessin fait d’une ligne d’eau et des lettres formant le mot œuf, et – dessous – un texte en strophes courtes, en vers très courts. Ou un même texte, côté pile côté graphique, et, côté face côté langage alphabétique. Un livre écrit, dans tous les cas, en 1983-85, puis conservé dans un tiroir, sans qu’il ne soit jamais publié. O, l’œuf se présente donc ainsi, comme un objet inhabituel et singulier. Et il est plus que savoureux de l’écailler, de l’éplucher, ou bien de le gober d’un coup, pour en déguster toute la chair, l’inventivité gouleyante.

L’humour aussi.

L’œuf. Ô l’œuf. 129 fois l’œuf, avec ses deux espaces distincts. En haut, l’espace dessiné, graphique, de la page. En bas, le texte. D’abord, cette ligne tracée, qui est l’origine du langage, le premier geste, sa source même d’où naît la langue. L’œuvre en son œuf, qui commence et finit en ligne, mais entre-temps bouge et s’anime. Et viennent s’y greffer (ou en naître, on ne sait pas), des signes, d’autres signes graphiques, des bulles, des ronds, des ovales, des œufs, et des lettres. Yves Namur y voit un plan d’eau, sous lequel gît et vit un monde aquatique, un monde sous-marin. Moi, je vois aussi une ligne, juste une ligne, mais d’où jaillirait le langage par soubresauts, bonds, rebonds, bulles d’eau, ou geysers, ou bien fumées.

La lettre (o), ou (oe), ou (ô), œuf peut-être. Un rond qui devient un ovale, qui s’allonge, qui prend figure, qui se déploie le long de cette ligne. Tout, alors, frémit, tremble, et bouge. Ainsi, la vie qui vient éclore, bredouiller, encore dans l’œuf, la vie du langage et du texte, à l’origine. Parfois, l’o s’orne de parenthèses, à côté, ou l’accompagnant et l’encadrant, un autre (o), ou plusieurs (o). La lutte vient, la guerre peut-être, le dialogue entre les figures, la concurrence aussi s’engage. Et le (o) se démultiplie en plusieurs œufs, des petits (o), des gros (o), des morts, des naissances multiples. Le (o) s’évade et prend le large, dessus d’abord, puis à côté, puis dédoublé, d’un bout à l’autre de la ligne – continûment.

Toute une vie de la langue se lit, ici, à l’état natif, qu’on devine comme un ballet des mots entre eux (mots pas encore). Des lettres s’accolent, se regroupent, se détachent, se démultiplient, bulles d’eau, puis bulles dans l’eau, traces d’oxygène, oiseaux ronds qui s’envolent, prennent leur envol. Des formes naissent, paraissent, reparaissent, sont chapeautés avec un accent circonflexe. On se sépare, on se retrouve, ou, alors, on se subdivise. Puis un (u), là, vient hululer sur la ligne, ou au-dessus, s’interpose entre (o) et (u), avant, après. Une chorégraphie d’œufs paraît, ou du mot « œuf », qui hésite à s’organiser d’abord en mot, en ballet d’ombres, ou d’insectes sur un plan d’eau. Ça se voit : le mot cherche à être, écrasé par le poids du sens, ou décidant de s’en libérer, de s’en dégager, pour vivre sa vie d’être-lettre, ou d’être-langue. Ainsi pourrait-on, sur le haut de ces pages, rêver longtemps. Et voir ce qu’un texte est d’abord, un mot d’abord, avant que de former langage.

Le texte, ensuite. 6 vers, tout au plus, comme texte. Le plus souvent, 4, 3 ou 2. Autrement dire, juste quelques mots, le texte encore dans son cocon, sa chrysalide, qui attend à son tour de naître, qui s’interroge, et hésite à sortir du nid. Un texte dans l’œuf. Mais un texte qui dit quelque chose, tout de même, qui s’aventure sur les territoires du langage, et commente (ou semble commenter, ou mettre en mots) ce qu’il se passe au-dessus. Et, pour cela, Yves Namur fait jouer la langue, la fait sonner, résonner, se désarticuler, s’écarteler, et se désassembler sans cesse. Ainsi, maintes fois, décompose-t-il le mot « œuf » en lettres, en syllabes, en séparant, parfois, la lettre redoublée d’oeu, œuf, en (oe/u), ou œuf en oeu/f, ou bien en O/euf.

La rêverie est tout autant graphique que sémantique. Et, si des lettres naissent des mots, des mots nouveaux, – où éclate toute l’invention du poète, et sa réflexion plastique sur ce qu’est le langage à l’origine (rien que des lignes dessinées, formées en mots) – des mots, alors, réinventés naissent des images, des champs de langage soudain nouveaux, et qu’il convient d’explorer : le domaine aquatique qui semble nourrir la rêverie première d’Yves Namur, et coordonner – en un ensemble cohérent – bien des images. Mais aussi d’autres choses comme une île possible, ou un cerceau, un corps impalpable qu’on sent dedans le ventre de la mère, des œufs qui naissent et qui meurent, un envol d’oiseaux, un vol de mouettes.

Parfois, c’est, encore, une lettre qui s’aplatit sur la surface qu’il pense lire. Et c’est, là, un œuf sur le plat qui apparaît parmi ses phrases, dit-il, ou même des plongeurs, dès lors que les lettres disparaissent, puis réapparaissent. Un cygne entre deux 2 dressés côte à côte : le chiffre 22. Il y a, c’est certain, dans ces vers qui désarticulent le langage, qui osent tout, jusqu’à isoler une lettre en fin de vers, pour faire paraître au vers suivant le bout du mot, quelque chose, indéniablement, du Cummings de Tulipes et Cheminées ou des XLI poèmes. Des voyelles marchent dans ces textes. Des voyelles jouent. Des syllabes se promènent partout, et font chemin, comme des esprits vagabonds, des lettres libres, libérées du carcan du sens et du langage. La langue, enfin, trouve à se dire, sans subir la rection du sens, sa direction.

Et c’est un bonheur que de lire ce voyage dans le langage, à la recherche de ce par quoi il peut naître, il peut apparaître. « L’œuf est une façon, écrit Yves Namur, de dire l’infini » (p 86). Et « le (o) – dit-il encore – a les rondeurs d’un œuf » (p 133), en ajoutant : sur « une partition de papier » (p 131). Ainsi, ce livre hérite autant de la lettre que de l’esprit, du langage comme une pâte-mot que d’une réflexion sur la langue, à sa naissance. Tout est signe, signe graphique, dessin des mots, dans le langage. Tout est dans ce bredouillement initial des lettres elles-mêmes, d’où tout vient, et d’où tout procède. Entre une ode, un hymne, un sonnet, et ces textes bi-face (ligne-texte), il n’est qu’une question de degré, qu’un pas de plus. Tout y est déjà contenu, déjà écrit, en germination seulement. Et le fourmillement de nos mots, de nos images, de ce qui naît, larves ou atomes, ou molécules, pour devenir chant, ou poème, est déjà là en puissance.

La poésie est ainsi faite qu’elle donne à dire et à rêver sur le moindre signe graphique, la moindre ligne. Aussi, lecteur, qui que tu sois, lis et vois, bois, savoure, et mange, cet œuf que l’on t’offre sur un plat. Puis lève les yeux de ton livre, pour rêver et goûter encore.

Pour lire encore.

Christian Travaux

Yves Namur, O, l’œuf, préface de Francis Édeline, éditions La Lettre volée, 2023, 144 p, 20€


Extrait (p 117) :

oeuf
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of u e o






au fil de l’eau
la lettre
fait des ronds
d’O
dans l’eau.