Christian Travaux propose une traversée du livre du poète et éditeur Gérard Pfister, “Le livre” suivi de “L’expérience des mots“
Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L’expérience des mots, Arfuyen, 228 p, 17€
Un livre qui parle du livre, qui dit le livre comme il était, comme il sera, ou comme il est peut-être, déjà, caché quelque part dans les pages, dans les marges blanches des pages, dedans le livre. Un livre, comme un livre à venir, qu’on attend, qu’on espère un jour pouvoir écrire, comme Mallarmé rêvait d’un livre, d’un grand Livre, auquel aboutirait le monde. Mais un livre aussi regretté, désespéré, déjà passé, ou situé quelque part, sans doute dans un passé si éloigné qu’il n’en reste plus que la trace. Ou la fumée. Ainsi, donc, de Gérard Pfister, Le Livre, paru chez Arfuyen, et qui en contient bien mille autres.
Non. 500 exactement.
500 tercets, quand les deux volumes précédents, Ce qui n’a pas de nom et Hautes Huttes, dont il constitue l’ultime pan, l’ultime volet, comportaient 1000 quatrains chacun. 500 tercets. Autant dire une forme close, 3 vers toujours, répartis très méthodiquement en 5 sections de 100 poèmes, à chaque fois. Une telle forme, figée, rigide, ferait croire à un univers fermé sur soi obstinément, verrouillé à double tour. Ferait presque, peut-être aussi, craindre une possible monotonie. Il n’en est rien. Chaque poème est, ici, trouée, espace ouvert, clairière fraîche dans le feuillage des mots, dans le tressage des choses et des mots, dedans le langage. Chaque poème n’est pas fermeture, arrêt, clôture, mais plutôt un aller dansant, un pas de danse à chaque fois vers l’autre poème qui le suit, ou qui est passé. Un aller vers, un avant toute, pour que file la flèche des mots, s’envole justement le langage, et qu’il s’arrache à cette poisse du sens et des mots, du langage, à cette terre, lourde, épaisse, et pâteuse aussi, des mots que l’on pose sur la page. Qui y demeurent.
Dans cette trace constamment suivie, tissée, reprise, se font jour des espaces clairs, des ouvertures vers la page, ou plutôt le non-dit des pages, justement le livre. Car Pfister n’a pas le souci de dire ou d’affirmer des choses. Trop de phraseurs sentencieux s’y emploient déjà bien assez. Au contraire, il veut que son livre, et que chaque poème de son livre, soit un livre ouvrant sur mille livres, un livre offrant autant de pistes que d’allées ombreuses en forêt, ou que de sentiers de montagne. Pour Pfister, les mots doivent être comme des vagues d’envols légers qu’on perçoit un moment dans l’air, et puis que l’on ne perçoit plus, mais qui nous obligent, pourtant, à regarder le ciel longtemps. À fixer l’air.
Et à humer le vent qui passe, ou le temps qui s’écoule ici, celui de notre vie humaine, quand tout s’en va de nous toujours, tout s’éboule sous nos chaussures, et qu’il ne restera rien. Aussi ne peut-on pas écrire de livre à proprement parler, mais plutôt la promesse d’un livre, ou la merveille rêvée d’un livre, entrevu parmi les éclats que font les mots quand ils paraissent, ou les étincelles que produisent les mots entre eux, mis en trois vers, et qui nous réchauffent du froid de l’existence et de la mort. Car c’est cela, sans nul doute, l’enjeu de ce livre, du Livre de Pfister : dire l’espoir, malgré la mort, malgré la vie qui passe et fuit. Figer, dans la demeure des mots, non pas, certes, notre passage, l’éphémère de notre vie, ou la fragile condition qui est nôtre, ce que nous sommes. Mais, plutôt, faire sentir la vie, ou – dans la vie des mots eux-mêmes, dans leur tension de l’un à l’autre, d’un vers à l’autre – conserver, ou faire entrevoir, le cœur bondissant, le regard étonné, ébloui peut-être, et l’énergie de toute vie, quand la vie, que nous subissons, comme une épreuve ou comme un faix, en tout cas comme une sanction où nous ne décidons de rien, vient se faire pas souple, envol, bonheur, étonnement toujours, et joie, joie, oui joie, joie de vivre et d’accompagner cette vie plutôt que, toujours la subir, toujours la fuir.
Chaque mot est, ainsi, chargé, dans ce recueil de résonances qui le font vibrer ou chanter avec les mots des autres vers, des autres textes. Chaque mot est, ainsi, musique, cloche, ou gong, ou corde, ou cymbale, pour faire résonner le silence. Et, dans le silence, sa matière malléable, sa masse noire. Ces sons qui figurent sur la page sont, à eux tous, une harmonie, une émotion, ou une matière-émotion, pour reprendre la juste expression employée par Michel Collot pour définir la poésie. Qu’y aurait-il avant les mots, si l’on creuse dans les mots eux-mêmes ? Et peut-on trouver dans ceux-là ce que nous avons tous marmonné, tous mâchonné, quand nous étions petits enfants, sous le langage ? D’où cette langue pâte à mâcher, dont nous avons tous savouré la texture, la matière sonore, et qu’ensuite seulement nous avons chargée de poids, de trop de sens ? Dans Le Livre, Gérard Pfister entreprend d’évider la langue afin que nous puissions, en elle, retrouver ce qui était là, déjà, avant même le langage, et dont nous gardons le souvenir, la nostalgie, dans notre chair.
C’est la page, ainsi, qu’il fait lire, dans toutes ses potentialités, l’accord musical de la page et des mots. Simplement cela. Si les mots s’enchaînent l’un l’autre, constituent une corde, un fil, c’est la dimension linéaire, temporelle, qu’ils nous font suivre. Mais, si les mots, soudain, résonnent et s’écoutent, et font écouter le blanc de la page et des marges, c’est, alors, un espace qui s’ouvre. Ce n’est plus le fil de nos vies que l’on parcourt et que l’on suit, et qui mènera à la mort. C’est toute une plaine, une montagne, une forêt, une mer qu’on découvre et qu’on traverse, et qu’on occupe, et qui nous emplit de bonheur. Que chaque poème soit, ainsi, comme une ouverture, ou un ciel, ou une échappée vers ailleurs. Que chaque mot même soit l’espace enfin offert d’un paysage. C’est à cela que nous convie Pfister pour clore sa trilogie des Jeux de la lumière et des voix.
Ainsi s’achève ce qui s’ouvrait, déjà, par ce qui n’a pas de nom. Non pas un livre, un troisième livre, un énième livre de poésie. Mais Le Livre, le livre du Livre, qui fait entrevoir, dans ses pages, le livre dont rêve Gérard Pfister, qui ne sera jamais écrit, celui-là même que l’on devine sous les mots, ou entre les mots, à chaque fois que l’on écrit, que l’on poursuit de livre en livre, et qui nous échappe toujours. Car il n’est pas de plus beau livre quand on lève les yeux de son livre, comme le disait Yves Bonnefoy, et qu’on laisse errer ses yeux. Regarder, mais sans regarder. Prolonger sa lecture ainsi, en regardant ce qui n’est pas, ce qui est là, pourtant, qu’on ne voit pas. Et, ainsi, lire, certainement, le plus beau livre, le plus grand livre, ou faire la plus belle des lectures, celle de nous-mêmes qui lisions, puis, soudain, qui ne lisons plus, mais savourons ce qu’on a lu, en le relisant en nous-mêmes, en silence, précieusement.
Intensément.
Christian Travaux.
Extrait (pp. 28-29) :
52 54
Ecoute cependant Tantôt
écoute frappés
l’infime forme noire et tantôt assourdis
53 55
Ces sons sur la page Le souffle
graves s’emporte
et tantôt s’élevant s’étrangle revient