Yann Miralles, “Habiter bouche bée”, lu par Antoine Bertot


Antoine Bertot s’interroge sur le titre du livre et surtout sur ceux des cinq sections du livre de Yann Miralles



Yann Miralles, Habiter bouche bée, Éditions Unes, 2023, 83 p, 18€


Habiter bouche bée est composé de cinq sections : « Op[p]en », « Subjectile eucalyptus », « Fond[s] d’écran », « Plage prose présent », « Histoire[s] avec la bouche ». Les titres intriguent parce qu’ils laissent lire derrière un verbe anglais un nom d’auteur, à la suite d’un support pictural le végétal dont il sera question, sous le singulier un pluriel, dans la forme d’un paysage une forme d’écriture. A peine débutée, chaque section se trouve donc dédoublée, incertaine, interrogeant déjà son motif et la manière de l’approcher, de s’y « aboucher ». Il s’agit de ne rien clore, de laisser entrevoir sous ses propres mots les mots des autres, les tracés possibles du sens et de la représentation, et toujours les nuances. Cette ouverture des mots rejoue l’ouverture de la bouche, figuration de l’étonnement à l’origine de l’écriture et du titre du recueil. L’émotion, le corps et la page se rejoignent : « pas décrire donc / plutôt dire / à même la peau – /y mettre les yeux les mains ».

Chaque section délimite pourtant clairement son cadre. Dans l’ordre : une salle de classe vide où une fenêtre est ouverte ; un eucalyptus vu régulièrement ; une photographie en « fond d’écran » ; une autre photographie, souvenir d’un « séjour à la plage » ; un feu entretenu sur un rondpoint où se tient un barrage. Quelque chose est arrêté, silencieux, soit parce que le sommeil s’impose lentement (« la tête posée sur / les mains croisées / posées sur la table »), soit parce que la vue d’un arbre devient mémoire morte (« longtemps longtemps l’eucalyptus / est une idée fixe et stagne / en mémoire »), soit parce que la saisie photographique fige ce qui est vu en un « cadre simple ou archétypal ». Mais une « dérive » a lieu. Ainsi, dans « Op[p]en », l’entre-deux du sommeil et la fenêtre ouverte laissent monter la « rumeur anonyme multiple » venue d’une cour de récréation comme des feuilles d’un arbre :

« de la fenêtre il y a
l’arbre en face
des feuilles
dont il faudrait
dire le détail ou que simplement
dénombrer avant
qu’elles tombent
des oiseaux absents les cris
des enfants
qui montent dans les ramures »

Qu’importe le lieu, d’ailleurs décrit très simplement. L’enjeu est moins celui d’« habiter » cette salle que le temps lui-même. La poésie de Yann Miralles naît d’une brèche relative à ce qui se perd et se crée sans fin. Les feuilles sont là et vont tomber, les oiseaux sont partis (et reviendront-ils ?), de même les enfants qui, par la coupe du vers, se superposent à ces deux motifs de la perte malgré l’évidente énergie de leurs « cris ». Dans une sensation intense du présent, ouvrant « le récit possible / de dire », s’expriment l’inquiétude de ce qui disparaît et disparaîtra et l’euphorie de ce qui s’y révèle. Mais c’est bien ce mouvement du présent, ce qui « monte » malgré ce qui « tombe », qui fait le cœur du recueil.

Dans « Fond[s] d’écran », une photographie occupe l’essentiel des vingt-et-un blocs de prose (et quand il est question d’autres images, c’est qu’elles remontent de cette première image). Les textes varient l’approche : si l’on retrouve chaque fois les mêmes éléments qui composent l’image (une baie vitrée, une personne sur le seuil, sur le point d’aller dehors, une terrasse où se trouve une chaise), chaque page met l’accent sur l’un d’eux. Le poète, et par là le lecteur, découvre l’image petit à petit, dans un « présent progressif ». De la sorte, l’écriture répond à la manière de voir sur écran, à la possibilité de changer la perspective, de se rapprocher, de s’éloigner d’un simple mouvement de doigts :

« tapoter l’onde ou écarter les doigts feraient aussi des zooms sur mots, des agrandissements ou des grumeaux cristallins accentuant quelque détail. en somme fenêtre touchée avec effets immédiats sur le paysage »
 
On pourrait se demander ce qui reste du présent, dans cette manipulation de l’image et dans le récit de cette manipulation. Certes, mais ce serait concevoir le temps de manière purement, définitivement linéaire. Or Yann Miralles s’attache à explorer l’épaisseur du présent, les rythmes divers qui le font, et les variations qu’y apporte chaque nouveau regard, chaque nouvelle phrase (« et tout crée son temps propre »). Ainsi, sur le seuil entre l’intérieur et l’extérieur, tout juste dans l’encadrement de porte et le bouleversant par son passage, cette personne photographiée réfléchit le travail de l’écriture. En un seul pronom « tu », se rejoignent celle qui passe la porte, celui qui regarde et qui écrit, ceux qui lisent. Car ils ne cessent d’entrer littéralement, métaphoriquement dans ce cadre et de remettre en mouvement « indéfiniment » ce qui est et a été perçu : « disons que tu habites cet espace et ce temps de bascule fixé ».

Antoine Bertot

Yann Miralles, Habiter bouche bée, Éditions Unes, 2023, 83 p, 18€.


Extrait :

et précisément, c’est l’expérience de toi disant un an après quasi jour pour jour c’est la chanson du séjour à la plage et le tremblement soudain de savoir le souvenir si vivant qui en constitue l’évidence. d’ailleurs
si j’y reviens, tout crépite et fait sens, un faisceau de faits fuse. l’étincelle le déclic partent certes de la chanson que tu dis du soir du feu d’artifice, presque feu dentifrice et nous rions, puisque ce soir ou est-ce le suivant le sommeil ne vient pas avant l’explosion colorée qui tout de suite nous convoque à la fenêtre, nous fait lever debout sur le matelas, non seulement nous deux mais toi aussi avec nous, et toi, et toi, et ce sera encore qui vous voulez puisque l’hypertexte le permet. les fusées s’élèvent haut dans le ciel puis éclatent en multiples fleurs rouges ou bleues ou jaunes, retombent s’irisent se consument, choses apparaissant et disparaissant, persistant un peu sur la rétine. l’imagination qui relie les points trace ses lignes, lit en elles l’effacement prophétique, l’assurance que tout ce qui s’éteint peut être semence et que là est le présent. nous disons nos oh encore longtemps en direction du ciel nocturne, où la pyrotechnie disperse ses capsules temporelles comme autant de clics de maintenant à plus tard jusqu’au bouquet final faisant trembler pupilles et nos corps entiers quand tout explose-fixe. alors tous ces nœuds ces tensions ces réseaux se résolvent en verbes venus venant, et sans doute qu’encore il en vient pour dire le fait d’être là, d’y avoir été, d’y habiter désormais indéfiniment.

(p.73)