Cédric Demangeot, “Pornographie”, lu par Romain Frezzato


Romain Frezzato rend ici compte, pour Poesibao, de sa lecture de “Pornographie”, dernière parution d’un poète disparu qu’il connait bien.


 

Cédric Demangeot, Pornographie, L’atelier contemporain, 2023, 387 pages, 25 €.


Curieux de compulser ces pages reprises du fond Demangeot alors qu’un peu partout en France la police s’évertue à gazer les récalcitrants – éboueurs parisiens menacés de réquisition, impavides batteurs de pavés matraqués en plein air, étudiants bloqueurs blackblocés, grévistes sauvages invétérés, jeunesse qui se grégarise sur les agoras tandis que les miliciens néo-bruns de la brav-m humilient les gosses et fascisent les trottoirs (cf. Le Monde du 26 mars)… Sale temps et Éléplégie, tous deux publiés à l’atelier de feue la Feugraie, ont beau dater de 2007 et 2011, on les jurerait rédigés dans la hâte des événements des deux derniers mandats. C’est bien que Demangeot touche ici au nerf même de l’État, tape en plein au pli crasseux de la polis. De sorte que ces textes, réagissant pour certains à l’événement, s’en détachent ici pour mettre les mains dans le grand tout totalitaire : « & vois : le totalitarisme / a inventé son invisibilité // il n’est pas plus visible / que nous ne le sommes // depuis qu’il accorde à chacun / la liberté de se choisir un visage // et que nous choisissons tous le même ; ». En exergue à ce « livre du mal », trois définitions précisent les termes : pornographie-prostitution-obscénité. Non pas un programme, pas même une esthétique ; mais un précis de destruction face à « l’obscénité du capitalisme » et « la prostitution du salariat ». Si bien que le poème travaille l’obscène. Surgit de sa boue – y puise son miel, douteux. S’occupant à l’hors-scène, à la pornographie des rues que les poètes nient, ne la disant pas, Demangeot oppose à la police des caractères toute une police de caractère… Les deux mains dans le réel. On se souvient que le n°3/4 de la revue Moriturus avait fait paraître en 2004 un « supplément de dernière minute » intitulé « les poètes et la police » autour de l’affaire Brice Petit (poète s’interposant dans un tabassage policier ; à la suite de quoi procès). Demangeot y déclarait déjà : « aujourd’hui je comprends, que l’injure finalement touche peu la police, ne la menace nullement, pour cette simple raison qu’elle fait partie de sa propre rhétorique, et qu’elle la maîtrise toujours au bout du compte. Par contre, ce que la police redoute infiniment plus, au point de s’en sentir “menacée” au point de l’arrêter et de l’enfermer, c’est la langue, simplement la langue, pas l’injurieuse mais l’intelligente, pas l’outrageante mais l’intègre    : celle pour laquelle un poète vit. » C’est cette langue pensée comme arme de combat qui se déploie ici en opposition à « la/dictée car/cérale et mor/celée de l’é/té », au « discours policier », à « ce que la langue a de pire », cette « langue exsangue et réglée »… Texte de lutte donc. Où s’oppose un dit au dict – au dictat (au dit-dictature du « tototalitarisme »). Pornographie contient sans doute, avec « D’un corps placé devant la police », l’une des définitions les plus salutaires, et vivides, du bonhomme poète : « Un poète est un homme à terre / ému par l’étrange idée / de passer par là – de placer / la langue dans l’étau policier ». Ou encore : « Un poète est un homme à terre / que la police met en état / d’arrestation – mais dont la langue / court toujours entre les jambes des passants. » Dans ce livre qui s’ouvre sur un assassin et se ferme sur un assassin, l’auteur déplie toute une galerie d’exclus. Personnages un brin bavards, et bégayants, de Caïn à Ravachol, en passant par toute une série d’abjectés, le détenu et l’idiot, le « forcené », comme autant de parangons d’une humanité d’asphyxie : « j’ai mal au ventre. / j’ai la noria de sang de l’ // histoire dans le ventre. / des siècles de bottes // me labourent le dos. / j’ai le neurone acide, les poumons / gorgés d’hydrocarbures, les yeux vitrés de cristaux liquides // et fascinés d’absence. / on me fout / de bon matin la matraque / en travers de // la trachée. » (« Matraqué »). Le poète ne fait qu’offrir un couloir d’air. D’où la récurrence de pendus, d’asphyxiés (« Penderie »). Car si l’on peine à respirer, c’est qu’« on a gazé la langue » (« La soif »). Pas étonnant alors que le recueil s’achève sur deux personnages emblématiques, parmi tous ceux – Pouchkine, Salomé, Philoctète – qui habitent déjà le grand cirque demangien : « Bartelby râle, ren-/verse son café sur le journal//de la veille et se dit : aujourd’hui (rien/ne m’en empêchera) je//vais voter.        Je/vote (en mon nom)/contre la population active. » C’est que face à l’urgence (appelons-la politique, climatique, nommons-la sociale), le poème emprunte des voies narratives. Retrouve l’art du récit qui fut sa source. Dès lors – et on ne saurait trop rappeler le beau travail éditorial de L’Atelier Contemporain qui nous offre à lire ce volume –, il est plus que pertinent de ponctuer ces suites poétiques, dont certaines empruntent beaucoup au monologue théâtral, par le « petit roman en vers » que Demangeot avait déjà fait publier en 2006 et 2009 aux éditions Barre Parallèle sous le titre de Ravachol. Une fois de plus, le poète se coltine le réel – les deux mains dans le monde – et extrait des marges de l’Histoire ce « personnage douteux » : « ravachol aime mais pas // les porcpriétaires : / vaut pas mieux donc va à pire // pour perdu – dont ce vœu de désoler tout. » Tentation nihiliste ? Voyez-y plutôt l’expression de la force des faibles.

Romain Frezzato

Cédric Demangeot, Pornographie, L’atelier contemporain, 2023, 387 pages, 25 €.


Un extrait :

ÉMEUTE, ÉBAUCHE

faut
la nuit.             l’

émeute            éclaircir           l’
ébauche          éclairer

le sans-fond du
puits de joie du fou

à coups de
pieds & poings liés

forcer
un passage à

travers l’irrespirable –

*

parce qu’ici

l’air
est barbelé

l’air
est miné

faut trouver d’autres voies
de respiration

d’autres trous
d’autres conduits

ou inventer
un nouvel air

à coups
de pioche, de

pioche intérieure entêtée –