Brigitte Mouchel, « déplier les silences », lu par Pierre Gondran dit Remoux


Pierre Gondran dit Remoux évoque ici les collages de Brigitte Mouchel et lit son livre paru aux Editions Isabelle Sauvage.



Brigitte Mouchel, déplier les silences, Éditions Isabelle Sauvage, 84 p., 2022, 14 €.

L’alliance entre recherche plastique et écriture est au cœur du travail de Brigitte Mouchel : chacune éclaire l’autre, d’où cette note consacrée tant à ses collages qu’à sa poésie.

 

Les collages de cette artiste ne s’inscrivent pas dans la tradition des collages oniriques d’un Max Ernst. Mêlant photographies, coupures de presse, ils donnent à voir des paysages, habités ou non de personnages. Ce paysage est composite, comme traversé (dia) par différents lieux (topos) juxtaposés, que l’artiste unifie par son travail au pastel gras, à l’encre : ce sont des collages diatopiques. La réalité des paysages d’origine (la rue, la forêt, l’usine, l’immeuble…) est escamotée et le paysage-collage étrangement fragmenté se construit hors la réalité. Pourtant un réel jaillit bel et bien : biscornu, inquiétant, échappant à l’expérience de nos sens et aux signifiants du langage qui sculptent nos réalités (ce n’est plus la rue, ce n’est plus la forêt…), il est le réel « impossible » lacanien, réel hétérogène à la réalité qui ne renvoie qu’à lui-même (lieu de l’angoisse, selon Lacan). Dans la série de collages intitulée ne dit sont entremêlés des photographies contemporaines (de Julie Aybes) et des clichés anciens, parfois dupliqués [répétitions qu’Isabelle Sauvage qualifie de « bégaiements »]. Aux lieux fragmentés s’ajoutent des couches temporelles réunies en le temps du tableau : à la fois passé et présent, le collage est ici également diachronique. Outre le réel « impossible » des lieux, émerge alors ce qu’on pourrait appeler, par analogie, un réel « impossible » du temps qui, forclos de la réalité biographique et généalogique, est peut-être la définition d’un secret de famille.

 

Le recueil déplier les silences est traversé par ces secrets de famille (« la famille cache ce qui tremble »).  Les mêmes cartons emplis de photographies jaunies et de lettres semblent avoir inspiré à la fois la série ne dit et l’écriture. Avec des tirets d’incise qui fragmentent le texte comme les ciseaux préparent les collages, des motifs récurrents (ses bégaiements), une phrase subtilement allusive, l’autrice déploie un entre-deux-temps, un entre-deux-lieux, un entre-deux-familles, où le lecteur est invité à errer, à observer, à s’émouvoir. Certainement à se perdre aussi. Car les éléments géographiques, historiques, biographiques précis ont été pour la plupart rabotés par la poétesse. Dans ce texte-collage, la réalité familiale passe au second plan pour qu’émerge du réel. Quel est ce réel ? Le recueil est traversé de tant de thèmes (enfance, lieux de l’enfance, jardin, objet transitionnel, généalogie, génétique, alcoolisme, folie, classes sociales, guerre, empire colonial, deuil, chagrin, secret de famille, silence, suicide, maladie, maternité, attachement, relations mère-fille, fratrie, père absent ou mutique) que c’est au lecteur, par les fils qu’il tissera entre son histoire personnelle et ce récit kaléidoscopique, qu’incombe de cristalliser un réel original. Là réside la grande réussite de l’écriture de Brigitte Mouchel. Parmi ces thématiques : le pommier et le pli. Figure omniprésente, le pommier planté dans le jardin d’une maison familiale où plusieurs générations se sont succédé, symbolise évidemment un arbre généalogique, mais cette famille est marquée par le deuil et la maladie (contrastant avec une robuste famille « tilleul ») : des branches sont fragiles, celles portant des garçons (absents des photographies), et seules les pommes-filles survivent. Est-ce une maladie génétique qui emporte les mâles in utero ? (Allusion est faite au chromosome Y : « la lettre déjà écrite, sur les parois du ventre, dans la mère, dans la peine. ») Ou bien une prédisposition à la mélancolie (forme profonde de dépression) qui pousse certains au suicide ? Quant au pli, il n’est pas ici le fécond pli deleuzien, plutôt un pli obscur, où l’on s’enfonce dans le silence, symbole de dépression voire de folie, « on est là, à tenir la mère pour qu’elle ne bascule pas — dans un pli/elle met des enfants au monde silencieux. »

Pierre Gondran dit Remoux

 

Brigitte Mouchel, déplier les silences, Éditions Isabelle Sauvage, 84 p., 2022, 14 €.

Liens vers le site de Brigitte Mouchel : série rien d’inquiétant ; série ne dit.


Extrait, page 68 :

fouine petite fille — la mère est sortie — fouille dans la chambre — dans l’armoire cœur battant espérant trouver quelque chose qui aide d’où on vient — vieilles frusques, manteaux gris ou usés, un chapeau jamais vu sur aucune tête, odeurs — des centimètres de poussière sur le dessus de l’armoire, pas le temps de prendre une chaise

même pas une lettre

un début de tricot — pour quel enfant ?

tout remettre — en dedans — la poussière

fermer doucement — bouleversée de rien

inventer des secrets — le secret le plus chuchoté du monde

nommer l’enfant

une enfant, une petite fille sans le savoir, et la mère, une femme ensuite après l’enfant, une mère aussi et ses filles

le frère bégaie moins lorsqu’il chante — le langage blessé, la mère imprime l’hésitation — le père absent, au silence doux