Romain Frezzato lit « Des Destins », nouveau livre de William Cliff qui mêle habilement art du portrait et écriture de soi.
Depuis disons Autobiographie paru en 1993, William Cliff travaille non seulement le sonnet (ce qu’il faisait déjà dans Homo Sum, 1970) mais le sonnet comme chapitre d’un récit plus ample et dont le poète serait à la fois le narrateur – pleinement – et le personnage – par intérim. Des destins poursuit cette voie pour notre grand plaisir. Mêlant habilement art du portrait et écriture de soi, le poète gembloutois livre ici un volume copieux de ses dodécaphonies wallonnes dont il nous avait déjà égayé lors de ses plus récentes parutions Le Temps (2020) et Matières fermées (2018). Découpé en 24 sections – comme autant de thrènes ayant pour objet une marraine despotique, un « oncle bien-aimé », un voisin disparu, un poète admiré –, le recueil se lit d’une traite, comme un roman aux vers rimés-assonancés provenant des confins de la belge Ardenne où le poète vit seul avec son frère. Au gré des pages et des sonnets aux multiples combinaisons (à la française – deux quatrains, deux tercets –, à l’anglaise –, trois quatrains, un distique –, ou dans des dispositions inédites), le poète exhume de ses quatre-vingt-deux années passées parmi « l’humaine espèce » autant de liens noués, de vies croisées – minuscules aussi. Qu’il se nomme Claudel ou Whitman, Gayolle ou Tréfois, Tellier ou Detrez, chacun des personnages – évoqués, portraiturés, lyricisés – a nourri à sa façon le destin poétique de l’auteur. Cliff sait comme pas un conter le destin des petits. Ce sont là les paroles d’un poète sur la « mauvaise pente » et qui chante les misères des autres et les siennes : « Willy Tréfois est mort ah ! je ne peux m’y faire ! / il était mon appui, il était mon « savant » / ah ! ne le reverrai-je plus dans ma misère / simplement être là avec son corps vivant ? » Rien de plus poignant que ce dire simple d’un poète de village confronté à la cessation d’un vivre mitoyen : « Willy Tréfois est mort de façon misérable / à quatre-vingt-deux-ans [l’âge, donc, du récitant] tout seul dans sa maison ». De sorte que tous ces tombeaux littéraires inclus dans Des destins flirtent avec le testamentaire : « J’aimerais être porté par de jeunes gens / à pied depuis ici jusqu’à ce cimetière / et que tout le long du parcours on reste sans / parler et qu’ainsi j’aille à ma couche dernière… » C’est aussi qu’à travers l’évocation de ces instants, de ces rencontres, de ces nœuds humains aussitôt détissés, le poète ne cesse de questionner sa pratique : « Je veux de la poésie, de la poésie / pour charmer la déroute de mon existence, / mon âme désire qu’elle se rassasie / avant d’aller plonger dans sa sombre déchéance. » À la lecture de ce nouveau volume, on est frappé d’emblée par la cohérence d’une œuvre qui travaille, depuis son origine, la matière – la peau, les fluides, la turpitude du bête organe. Sans complaisance, sans pornographie, Cliff chante ce qui constitue l’être, le boyau nodal, l’offrande excrémentielle universelle : « pourquoi ne pas vouloir jeter mes déjections / loin de moi comme font tous les autres garçons ? // Non ! non ! je désirais beaucoup les conserver / comme si c’était un très précieux trésor / et je n’avais pas tort parce que cela fait / un engrais paraît-il qui vaut son pesant d’or ». Le gembloutois revient sans ambages sur la dimension fécale de sa création : « C’est ainsi que je suis devenu écrivain / par cet engrais qui a enrichi ma nature / mais avec un arrière-goût assez malsain, / quelque chose de sale et de vérité dure // qui a fait que très vite on a fort remarqué / la qualité bizarre de mes productions / sans que je sache comment je l’ai pratiqué : / aurait-ce été pour d’excrémentielles raisons ? » On ne peut qu’être ému par cette radicalité restée intacte en cinquante années d’écriture. Par cette sincérité essentielle qui lui valut sans doute une destinée poétique moins institutionnelle que, disons, Bonnefoy ou Jaccottet – et puis, il le dit du reste lui-même, son éviction de l’écurie gallimardienne. Il faut dire que peu d’auteurs – habitués des manuels et des programmes officiels des baccalauréats et autre ehpad poétique – portent en eux et n’osent des vers comme ceux-ci : « J’aimais l’odeur de ma mère même si elle / sentait un peu la merde, ça venait sans doute / de ce tabac qu’elle fumait, ça sortait d’elle / de son vêtement, oui, de sa personne toute ». Et puis, on peine encore en France comme ailleurs – et ce recueil nous le rappelle – à faire à Cliff la place qui est la sienne dans l’histoire des représentations homosexuelles. On peinerait à trouver dans le répertoire un poète de cette envergure ayant, au lendemain de la révolution sexuelle jusqu’à ce jour et sans faillir, chanter avec une simplicité confondante les relations entre hommes, les amours dissidentes, les désirs de marge : « Qu’est-ce que j’ai appris dans mon adolescence ? / Je me le demande. J’ai appris à prier, / à me mettre à genoux, à faire pénitence, / à regarder le Christ en train d’agoniser. // J’ai appris à zieuter les jambes excitantes / de Guilmot qui parfois tournait les yeux vers moi, / il tournait ses yeux vers mes misères rampantes / sans comprendre rien à mon malheureux émoi. » Pour tout cela et plus encore, William C. se doit d’être compté parmi les plus essentiels de nos poètes patrimoniaux.
Romain Frezzato
William Cliff, Des Destins, la Table Ronde, 2023, 352 pages, 22 €.
Sur le site de l’éditeur
Un extrait :
Certaines gens veulent bien lire mon poème,
ils sont parfois plus de mille à le vouloir lire,
et ce matin dans cette lumière quand même
je me suis mis mécaniquement à l’écrire.
Jambes croisées sur mon entrejambe assoupi,
plongé dans la lumière affreuse de cet astre,
j’écris ce poème en pensant au lecteur
qui peut-être le lira riant de mon audace :
je te salue, lecteur, je t’aime et je t’embrasse
de vouloir bien me suivre dans cette démarche
à la faveur du ciel horrible du printemps,
ce soir j’irai à La Louvière me montrer à des gens
qui voudront peut-être m’écouter
faisant sortir le poème d’entre mes dents.