Vladimir Kazakov, “Théorie du monologue”, lu par Marc Blanchet


Marc Blanchet traverse ici pour “Poesibao” ce livre, “Théorie du monologue”, première parution en français de l’écrivain russe Vladimir Kazakov


 

Vladimir Kazakov, Théorie du monologue, traduit du russe, annotations, note biographique et postface, Tatiana Nikishina et Olivier Gallon, éditions La Barque, 2022, 56 p., 15€

 

Un homme écrit des lettres à une femme. En quelques mots, il déplace l’adresse amoureuse pour révéler un monde intérieur qui va au-delà de la fascination pour la « Douce Ira », et exprime l’ébriété qu’il entretient avec le langage. De ces trente-six courriers adressés entre décembre 1973 et juin 1974, nous n’aurons pas connaissance des réponses, qui ont existé. Importe surtout le « locuteur », l’écrivain Vladimir Kazakov (1938-1988). Il ne cherche nullement en ces pages à « faire œuvre » ; il livre toutefois, à son insu, une « œuvre-vie » en train de s’écrire par la prééminence d’un moi, qui permet à ce « recueil de lettres » d’atteindre sa propre forme, et la beauté d’un titre donné plus tard : Théorie du monologue. Sans appartenir à l’avant-garde de son époque, cet auteur inédit en français ne fréquenta pas moins certains de ses représentants, notamment le poète Alexeï Kroutchenykh. La vie de Vladimir Kazakov est avant tout une course, entre inadaptation sociale et jeu de cartes. Ses écrits sont à l’image de son goût de la vitesse : on s’excepte des évidences et des habitudes, la langue nous forge plus que l’inverse, le monde de même peut être retourné ; on peut en voir les coutures comme être le fil qui passe à travers. En s’adressant à Ira, Vladimir Kazakov se mythifie lui-même plus qu’il n’élève un temple à la bien-aimée. Davantage qu’une manière de circonscrire des sentiments amoureux et de les partager, lesdits sentiments deviennent chez lui les conditions d’une exploration de sa conscience, hors des bienséances littéraires et sociétales, pour la primauté d’un étonnement continu où l’espace se délite, où le temps s’absente. Dans l’esprit de Daniil Harms ou Velimir Khlebnikov, la parole mérite d’être enjambée pour d’immenses cavalcades, des soubresauts, des empêchements, des bégaiements, des assonances, inscrites ici en miroir d’un dérèglement amoureux. Après quatre premières lignes rayées, présentées sous forme de suites de points, la seizième lettre relève du même emballement : « Je vais vous dire : mon périple à travers toute la ville a été frénétique, frappant de coups de cœur caféiné, presque fous, l’air. La Baronne ne veut pas me prendre pour un drogué, mais au contraire pour un bon garçon, c’est pourquoi chaque nouvelle tasse était accompagnée de son long regard teuton, presque reprochant. Elle a eu dans sa famille des drogués, des joueurs de cartes, des beautés salonnières. Une fois dehors, l’air presque printanier m’entourait. S’y trouvait si proche, si cher, votre nom ! » Citée in extenso, cette lettre par la multiplicité de ses « presque » et « si proche », raconte les états-limites de cette écriture – il s’agit « d’être » dans une excitation continue, et donner un contrepoids à la puissance lointaine de l’être aimé. L’extérieur des lieux d’ivresse ou d’exaltation intellectuelle devient autant une véritable cellule de dégrisement qu’un espace de fraîcheur révélé par la force de l’air libre. Le moi qui s’énonce essaie de trouver des ressources dans la vacance de pareils parcours, même si, rapidement, quelque chose se resserre en lui, tout comme l’espace. Par des sens troublés, non moins maîtrisés, Vladimir Kazakov substitue à la vérité de l’autre un étonnement devant sa propre existence. Il se découvre « soi » en ne cessant de parler à une femme. Il y a là une volonté de séduire en essayant d’éprouver, et d’exprimer, ses propres vertiges de manière irréductible. Profondément citadin, Kazakov traverse sa ville en restituant les métamorphoses qu’elle lui fait éprouver. Son Moscou fait penser au Saint-Pétersbourg de Gogol : comment de l’usage quotidien d’une cité peut surgir l’inattendu, voire l’inédit : « La foule et le temps se sont emmêlés pour, en un gris et humide aujourd’hui, tout bousculer indifféremment ». L’auteur (il en s’agit bien d’un) devient le sismographe de ses émotions et de la vibration d’une ville. Il vit à l’air libre, dans le franchissement, sinon l’affranchissement, des rues, ou se retrouve retenu par des amis, des obligations multiples, des situations qu’il tente d’éloigner ou dans lesquelles il s’engouffre sans hésitation. Ses lettres sont à l’image des cartes dont il joua professionnellement : on tente de deviner le jeu des autres ; on ruse, on bluffe, on s’inquiète, on se réjouit. Au-delà du regard et de ses expressions, l’ensemble du corps participe : élans, caprices, séductions, contournements, indifférences, tentatives. Abattre les cartes compte moins que ce qui précède. N’enlevons rien à la beauté de ces proses quand il s’agit de célébrer l’autre : « Mais le mieux, c’est d’embrasser vos mains, vos ailes blanches. » ou « Vous êtes si merveilleuse, c’est la seule chose dont j’ai envie de parler, que j’ai envie d’écrire, de taire. », ou encore : « Ira, douce Ira, // Je vous écris ce petit mot où je vous annonce ce qu’aucune lettre ne pourrait annoncer : sa brièveté, un amour instantané, comme une gorgée d’air. » Que trouvons-nous dans ces lettres d’amour, virevoltantes, ludiques, enivrées ? Par leur simplicité apparente, leurs glissements divers, leur nature exclamative et leur sincérité étrange : le poème. Il y a dans Théorie du monologue de Vladimir Kazakov une sorte de manière cachée d’arriver jusqu’au poème, à l’écart des idées trop volontaires, des sentiments trop exposés. Dans leur fabrication un rien artisanale, entre virtuosité et spontanéité, ces lettres racontent combien le poème naît d’une relation à l’autre, d’une adresse possible et impossible, de la nécessité d’un air qui puisse traverser et les mots et les phrases. Pour éloigner les douteuses épaisseurs de la pensée et l’établir dans une sorte de verticalité dansante, où elle ne reconnaît dans un premier temps plus rien, étant traversée de tout.

Marc Blanchet

Vladimir Kazakov, Théorie du monologue, traduit du russe, annotations, note biographique et postface, Tatiana Nikishina et Olivier Gallon, éditions La Barque, 2022, 56 p., 15€

 

Ce livre est paru au premier semestre 2022. Je remercie l’éditeur de l’avoir porté à ma connaissance. Je ne développe pas la « notion » d’air chez Vladimir Kazakov, Tatiana Nikishina le fait avec bonheur dans sa postface.