Ariane Dreyfus a choisi ces deux extraits de Francis Ponge, tiré l’un de “Méthodes” et l’autre du “Cahier de l’Herne.”
Si les idées me déçoivent, ne me donnent pas d’agrément, c’est que je leur donne trop volontiers le mien, voyant qu’elles le sollicitent, ne sont faites que pour cela. Les idées me demandent mon agrément, l’exigent et il m’est trop facile de le leur donner : ce don, cet accord ne me procure aucun plaisir, plutôt un certain écœurement, une nausée. Les objets, les paysages, les événements, les personnes du monde extérieur me donnent beaucoup d’agrément au contraire. Ils emportent ma conviction. Du seul fait qu’ils n’en ont aucunement besoin. Leur présence, leur évidence concrètes, leur épaisseur, leurs trois dimensions, leur côté palpable, indubitable, leur existence dont je suis beaucoup plus certain que de la mienne propre, leur côté : “cela ne s’invente pas (mais se découvre)”, leur côté :”c’est beau parce que je ne l’aurais pas inventé, j’aurais été bien incapable de l’inventer”, tout cela est ma seule raison d’être, à proprement parler mon prétexte ; et la variété des choses est en réalité ce qui me construit. Voici ce que je veux dire : leur variété me construit, me permettrait d’exister dans le silence même. Comme le lieu autour duquel elles existent. Mais par rapport à l’une d’elles seulement, eu égard à chacune d’elles en particulier, si je n’en considère qu’une, je disparais : elle m’annihile. Et, si elle n’est que mon prétexte, ma raison d’être, s’il faut donc que j’existe, à partir d’elle, ce ne sera, ce ne pourra être que par une certaine création de ma part à son propos.
Quelle création ? Le texte.
Francis Ponge, « My creative method » in Méthodes, Gallimard, collections “idées”, 1971, p. 12-13.
Je suis un suscitateur
1er mars 1942
2h du matin
Je m’aperçois d’une chose : au fond ce que j’aime, ce qui me touche, c’est la beauté non reconnue, c’est la faiblesse d’arguments, c’est la modestie.
Ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner.
Voilà où ma position politique et ma position esthétique se rejoignent.
Rabaisser les puissants m’intéresse moins que glorifier les humbles (m’intéresse pourtant : Compliment à l’industriel et tire tire tue tire sur les autos).
Les humbles : le galet, l’ouvrier, la crevette, le tronc d’arbre, et tout le monde inanimé, tout ce qui ne parle pas.
On ne fait pas plus chrétien (et moins catholique).
Le Christ glorifiait les humbles.
L’Eglise glorifie l’humilité. Attention ! Ce n’est pas la même chose. C’est tout le contraire.
Le Christ rabaissait les puissants.
L’Eglise encense les puissants.
« Debout ! les damnés de la terre. »
Je suis un suscitateur.
Francis Ponge, Cahier de L’Herne, Livre de poche, collection « biblio essais », page 17-18.
Contribution d’Ariane Dreyfus