Virginie Poitrasson, “Tantôt, tantôt, tantôt”, extraits


Virginie Poitrasson publie un nouveau livre (le précédent date de 2019) aux Editions du Seuil, “relevé inédit de nos terreurs”.


Virginie Poitrasson, Tantôt, tantôt, tantôt, Seuil, 2023, 144 p., 17€

Plis de la catastrophe

I

Tout part d’un pli menu,
d’une fronce,
d’un calcul mathématique.
Une ondulation involontaire d’une surface plane,
sol, peau ou tissu.

Il

Là, tapie, et c’est tour à tour
une cavité ou un monticule,
plus de surface plane à l’horizon,
ni répit,
comme une avalanche à rebours,
les mottes de terre à découvert,
l’herbe jaunie et détrempée,
une végétation laissée pour morte,
labourée,
poussant pourtant sur l’adret,
en pitance, quelques maigres rayons de soleil,
et cette force de l’éclosion,
s’agripper aux tiges, créer un maintien.

La catastrophe figure d’immédiateté,
à visages multiples, de saut en triple péripétie,
elle voudrait ne rien lâcher, chienne enragée,
et je me déploie quand elle aboie,
et je m’étale de la voir si avide,
cadence à tout rompre,
elle veut battre la mesure, ça déboule,
de ramassis en éboulis,
pour mieux que je m’écroule.

Je lis ces mots dans ses yeux:
SACCAGE-RAZZIA-MISE À SAC,
et patatras, réussira-t-elle à tout mettre en vrac ?
Voilà qu’elle recommence,
amplifiant son déroulé-enchaîné-déboulé,
proche de l’acrobatie,
clac, vlan, boum,
je m’essaie au croc-en-jambe,
une glissade sur la pente herbue fait l’affaire cette fois-ci,
tout en contournant un cairn ayant réchappé à l’avalanche
elle ne m’y reprendra pas à deux fois, non.

Elle se complète d’elle-même,
par empilement,
en strates de sédiments
cohérents, compacts, meubles, plastiques et à grains fins,
calcaires, carbonés, carbonatés, phosphatés et siliceux.
Elle pille, rase, met à sac.


III

Et puis le silence.
Un silence où plus rien n’existe,
un silence de vide.
On entend seulement qu’on n’entend rien,
de nous à l’autre bout des sommets,
de nous jusqu’au fond du ciel.
Aucune chose n’existe plus nulle part.
Tout se resserre.
Commencement et fin ne faisant qu’un.

Au fond, je regarde bien : rien ne bouge.
Je scrute avec attention : tout est immobilité.
Des hautes parois du nord à celles du sud,
nulle place pour la vie.
Au contraire, tout est recouvert par ce qui est son empêchement.
Quelque chose est mis partout entre ce qui est vivant et nous.

C’est d’abord ce versant de sable
en forme de cône le long de la paroi nord;
et de là, partout répandus,
des dés de roche,
des dés de toutes les grosseurs,
un bloc qui est carré,
un autre bloc oblong,
des superpositions de blocs,
sortes de tumulus,
puis des successions de blocs,
petits et gros,
recouvrant tout à perte de vue.

La catastrophe se cache partout,
elle se génère elle-même,
vient d’elle-même,
se fait elle-même
puis vient à nous.
Elle est partout où nous voulons voir.

Chaque catastrophe qui s’abat est une matière première.
Elle colle toujours à la peau. Longtemps, longtemps.
C’est un intransformé à transformer

Enfants de la catastrophe,
notre ordinaire est chaos.
Le calme est une accalmie non ordinaire.
Nous ne sommes que bouleversements.

Fracas, tremblements, fractures
organisent implacablement les êtres et les choses.

Le plus étonnant étant qu’on n’en a jamais sa dose
(pp. 64-67)

*

Les mots servent à mesurer l’épaisseur de l’obscurité, ils tendent des fils, prennent la mesure des éléments environnants, ils forment un réseau aux courbes sinueuses mais n’éclairent pas mieux que le feu.
(…) (p. 68)

Virginie Poitrasson, Tantôt, tantôt, tantôt, Seuil, 2023, 144 p., 17€


Sur le site de l’éditeur

Dans un monde qui produit de la terreur, de l’effroi, nous sommes parfois sidérés : le langage échappe, nous laisse sans mots. Et pourtant, ce qui nous fait, ce sont les mots, c’est l’effort de mettre en mots.

Tantôt, tantôt, tantôt est un relevé inédit de nos terreurs, une topologie de nos effrois intérieurs. Dans ce livre subtil et profond, Virginie Poitrasson écrit sur la peur, depuis la peur, en multipliant les perspectives et les registres. Son écriture toute en sensations convoque de singulières formes de conjuration et relève une nouvelle fois le pari de la littérature : trouver les mots pour dire le monde et la force qu’il faut pour l’habiter.

Née en 1975, Virginie Poitrasson est poète, traductrice de poésie américaine (Ben Lerner, Lyn Hejinian) et auteure d’écrits sur les œuvres de Pierre Soulages et Pierrette Bloch. Elle réalise des performances et donne régulièrement des lectures publiques en France et à l’étranger.