L’anthologie permanente de Poezibao voudrait attirer l’attention sur la dernière parution dans la collection Poésie / Gallimard, une anthologie centrée sur la poésie britannique au tournant du XXIème siècle, en édition bilingue (c’est si appréciable !). Choix de Martine De Clercq, préface de Jacques Darras, traductions de Martine de Clercq et de Jacques Darras.

Prière d’insérer : « Fruit d’un travail de plusieurs années et en projet depuis longtemps, voici enfin publiée, et c’est en soi un événement littéraire, l’anthologie de référence qui manquait concernant la poésie britannique contemporaine. Intitulée L’île rebelle, cette somme poétique bilingue conçue par Martine De Clercq qui en a assuré les choix et les traductions, prend chronologiquement la suite de l’anthologie de la Pléiade et permet de saisir l’ampleur et les nombreuses particularités de la poésie des dernières décennies d’Angleterre, de Galles et d’Écosse. Si la renommée de quelques-unes de ces œuvres comme celles du prix Nobel Derek Walcott, de Geoffrey Hill, Tony Harrison ou Carol Ann Duffy a déjà franchi la Manche, du moins pour les lecteurs initiés, la plupart des cinquante poètes présentés ici seront de vraies découvertes pour le public français, d’autant plus que la poésie britannique, aux antipodes du symbolisme et du formalisme hexagonaux, est le plus souvent narrative et discursive et, comme le signale Jacques Darras dans une très éclairante préface qui brosse un tableau précis des traditions poétiques du XXe siècle anglophone, plus encline à solliciter l’humour ou le registre social. Un humour au reste essentiellement assumé par les femmes qui représentent près du tiers des auteurs ici retenus.
L’île rebelle, anthologie de poésie britannique au tournant du XXIème siècle, édition bilingue, choix de Martine De Clercq, préface de Jacques Darras, traductions de Martine de Clercq et de Jacques Darras, Poésie / Gallimard n° 573, 2022, 560 p., 15€.
Il est impossible de rendre compte de la richesse de ce livre. J’ai choisi, un peu arbitrairement, deux auteurs, parce qu’ils ne sont pas encore présents dans Poezibao.
Vue de la maison
depuis le fond du jardin
Dans l’obscurité. Sous la pluie. Toi à la limite précise
où le sang de ce qui t’appartient s’écoule à travers la clôture
jusqu’à une terra incognita, où la traque sanglante de la nuit
démarre dans les taillis : impression que quelque chose se faufile
avec un sourire, prêt à l’assaut et à l’esquive rapide.
Une femme est en train de mettre le couvert ; la nappe
gonfle en se posant ; un verre à vin réfléchit la lumière.
Corbeille pour le pain, cuillers et bols pour le bouillon
comme de juste, toi sachant justement la fragilité
de ton emprise sur tout cela : fenêtre éclairée, faible
odeur d’iode dans le va-et-vient de la pluie.
Voici qu’elle regarde dehors, mais tu es invisible
tu l’as voulu, quoique ce soit peut-être une faiblesse
de se tenir à l’écart, en spectateur, de vouloir
suspendre son souffle une seconde pour tout figer.
La maison, la femme, la fenêtre, la lumière de la lampe
qui ne pèsent rien en comparaison de la terre nue —
vois-tu bien la scène ? Peux-tu dire pourquoi t
u te trouves justement là, à l’endroit précis où l’allée du jardin
s’enfonce dans le noir, toujours à l’observer
alors qu’elle se détourne brusquement, comme effrayée,
tandis que l’averse redouble et que son ombre sur le mur,
tremblante, est livrée à la nuit ?
Oui bien sûr, c’est le moment précis du mythe
où l’on regarde en arrière et que tout bascule vers l’enfer.
A view of the House
from the Back of the Garden
In darkness. In rain. Yourself at the very point
where what’s yours bleeds off through the palings
to terra incognito, and the night’s blood-hunt
starts up in the brush: the notion of something smiling
as it slinks in now for the rush and sudden shunt.
A women is laying a table; the cloth
billows as it settles; a wine-glass catches the light.
A basket for bread, spoons and bowls for broth
as you know, just as you know how slight
a hold you have on this: a lit window, the faint
odour of iodine in the rainfall’s push and pull.
Now she looks out, but you’re invisible
as you planned, though maybe it’s a failing
to stand at one remove, to watch, to want
everything stalled and held on an indrawn breath.
The house, the woman, the window, the lamplight falling
short of everything except bare earth –
can you see how it seems, can you tell
why you happen to be just here, where the garden path
runs off to black, still watching
as she turns away, sharply, as if in fright,
while the downpour thickens and her shadow on the wall,
trembling, is given over to the night?
Surely it’s that moment from the myth
in which you look back and everything goes to hell.
Poème de David Harsent
David Harsent
(1942)
Explorateur d’une terra incognita aux marges de la société, insomniaque en quête d’images oniriques, David Harsent revisite les mythes. Né dans le Devonshire, cet autodidacte a d’abord été libraire et éditeur avant de se consacrer totalement à l’écriture. Librettiste, scénariste, c’est aussi un auteur de romans policiers publiés sous divers pseudonymes. Son imagination macabre le rapproche du théâtre jacobéen ou de Baudelaire qu’il affectionne. C’est un poète instinctif, hanté par la précarité humaine, qui suit sa vision propre. Encouragé à ses débuts par le critique Ian Hamilton, il s’est forgé peu à peu un style très personnel explorant dès son premier recueil, A Violent Count », (1969), les zones d’ombre des relations humaines : souffrance, perte, violence. Ses narrateurs ambigus créent une atmosphère souvent énigmatique reposant sur le rythme et la sonorité des mots : ‘Si je n’entends pas la musique, je ne pense pas que c’est un poème’ »
(pages 189 à 193)
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Plutôt être d’eau
Plutôt être de l’eau
perpétuellement en mouvement
de la source à la mer,
du nuage à la terre
et inversement
ou bien être faite d’air
qui lui aussi s’échappe
même si on le retient farouchement
plutôt être feu insouciant
ou terre constamment en sommeil
mais je suis de chair et de sang,
incapable de croire
que le monde est tout aussi beau maintenant
qu’il l’était
ce matin bleu-zéro
en haut de la falaise de Maenporth
d’où nous vîmes
un mirage de cristal,
palais et temples à colonnes
érigés sur l’eau
au milieu desquels glissait un bateau de pêche,
inconscients du miracle —
N’en croyant pas nos yeux,
nous demandâmes à un randonneur qui passait,
vous avez vu ?
Son étonnement confirma le nôtre —
il y avait là — effleurant les vagues,
une Byzance de glace
édifiée par accord
de la lumière et de la vapeur glacée,
comme si cette architecte du scintillement se servait
des matières les plus délicates
et les plus rares qui soient –
afin de nous l’offrir …
Better to be water
Better to be water
endlessly on the move
from source to tide
from cloud to earth
and back again
or be made of air
that also escapes
however fiercely held –
better to be thoughtless fire,
or earth in its constant sleep,
but I’m flesh and blood,
unable to believe
the world is just as beautiful now
as it was
that zero-blue morning
on the clifftop at Maenporth
when we saw
a crystal mirage
of columned temples and palaces
standing on the water
through which a fishing boat glided,
oblivious of the wonder—
Not believing the evidence of our eyes,
we asked a passing hiker,
can you see that?
His astonishment confirmed ours—
there it was—skimming the waves,
a Byzantium of ice
built from the collaboration
of light and frozen vapour,
as if a glitter architect was working
with the most elusive
and rare fabrics she could find –
an offering it to us
Poème de Penelope Shuttle
Penelope Shuttle
(1947)
Originaire du Middlesex, Penelope Shuttle s’est installée à Falmouth en Cornouailles en 1970, sur les traces de l’écrivain mystique John Cowper Powys. Elle vit sur une péninsule qui nourrit son imagination et son amour de la nature changeante qu’elle se plaît à observer. C’est là qu’elle mène sa quête de l’inconnu, aux marges de la poésie anglaise, cherchant ses images dans l’inconscient collectif. Ce rapport aux forces cosmiques, elle l’a partagé avec le poète Peter Redgrove son mari, tout au long de leur vie commune, collaborant avec lui à une réflexion sur le féminin. Le quotidien le plus banal, le corps humain revêtent chez elle une dimension surnaturelle, quasi magique. Adepte de la méditation, elle croit en la suprématie du souffle : ‘C’est la manière dont le poème respire qui lui donne sa formel.’ »
pages 253 et 256 à 261.
L’île rebelle, anthologie de poésie britannique au tournant du XXIème siècle, édition bilingue, choix de Martine De Clercq, préface de Jacques Darras, traductions de Martine de Clercq et de Jacques Darras, Poésie / Gallimard n° 573, 2022, 560 p., 15€.