Jean-Claude Leroy a lu pour Poezibao “Les Rémores” d’Alain Segura, livre où alternent le Limousin et un Paris un peu secret
« Mais comme les anciens noms sont émouvants sur les vieilles cartes. »
L’hiver dernier Alain Ségura publiait, à ma connaissance, son premier livre : Une saison avec Marianne, donnant à découvrir un personnage discret jusqu’alors ignoré de la plupart, quoique s’étant illustré parmi des figurants plus illustres : une femme artiste délibérément clandestine.
Aujourd’hui, ce sont des souvenirs d’enfance et de jeunesse qu’il nous confie, avec le même talent d’écriture, pour un autre voyage dans le temps, non pas électif, celui-ci, mais ancestral. C’est ainsi le Limousin heureusement « sauvage » des années 1950-1960 que dessine ce fils d’un réfugié espagnol, lui-même enfant étiré entre Paris et cette province où il passe ses vacances, baigné dans une humanité tissée de nature, de saisons et de bonhomie, vibrant de l’évidente « magie des lieux ».
Scènes assez typiques de la vie campagnarde de cette époque, moments de pêche en rivière (Le Vincou), de chasse dans les bois, toujours avec le grand-père, fondu dans son élément et dispensateur d’un enseignement par l’exemple ; ou encore, après une chute de vélo, une visite à la mère Parvis, guérisseuse improbable et pittoresque.
D’emblée, l’auteur assume une certaine nostalgie, et le regard facilement condescendant porté depuis la ville vers les provinces reculées, ou vers ce qui paraît révolu, ne saurait être conforté ici. Et il précise : « Ce qui me prend de nostalgie n’ira pas au passéisme, cette erreur d’arrêter le temps. Et pourtant. Dans l’assaut que d’aucuns crurent fastueux sur les voies de progrès, s’est perdue la matière dense du passage des journées. Une autre pauvreté rend un pays pauvre quand la misère est décrétée. »
Mais ces rémores – littéralement « poissons qui s’attachent à la carène des bateaux et dont on dit qu’ils les contraignent ainsi à l’immobilité » –, elles exhument aussi de petites enquêtes locales menées par un jeune homme curieux. Qui est, par exemple, ce Charles Sylvestre, écrivain de la région sur lequel il interroge un libraire d’anciens, puis un instituteur qui l’a bien connu ? Il apprend ainsi que ce misanthrope, auteur du roman Le démon du soir, habitait en haut d’une tour une pièce qui était un vrai « capharnaüm », qu’il ne vivait pas de sa plume mais de la vente de bibelots trouvés çà et là qu’il revendait parfois jusqu’à Paris. Où Ségura dégote sur les quais de Seine un exemplaire mal en point d’un de ses nombreux ouvrages.
Une seconde partie nous fait quitter une région dans laquelle nous avions cru passer toute notre lecture, c’est pour aller de découverte en découverte. Non pas les monuments illustres, les rendez-vous clinquants, plutôt les boutiques obscures, les passages interlopes (notamment celui dont parle Daumal dans Le Mont analogue). Léo Mallet, dans ses nouveaux mystères de Paris, pointait les étrangetés accrochées au hasard d’un quartier, fixant ainsi une atmosphère, Ségura procède pareillement, il regroupe quelques curiosités que la mémoire avait notées pour mieux les retenir. Rue Sommerard, où se trouve un magasin Vieux campeur spécialisé dans les outils d’escalade : comme alors ne pas lire : rue du sommet rare ? Le Mont analogue, décidément ?
On y croise l’ami Jean-Paul, dont nous avions fait connaissance dans le récit précédent, et aussi Marianne, le temps de quelques lignes. Ici des scénettes simples et troublantes, comme on en vit encore de n’être assis dans l’âge adulte. Par exemple cette jeune fille au milieu d’un groupe de jeunes gens amusés, un muret qu’il faut franchir, elle est soulevée et songe soudain à la vision qu’elle procure aux passants, sa jupe courte et ses cuisses trop voyantes : « Je n’ai pas envie de déclencher une émeute » s’exclame-t-elle dans l’instant de renoncer à ce franchissement. Alain Ségura raconte cet épisode anodin et piquant, qu’il résume d’un mot : adolescence.
Une sorte d’épilogue intitulé Un été pour toujours vient clôturer ces fragments de mémoires, il s’agit du retour à la source initiale, l’Espagne, où réside la moitié paternelle de ses ancêtres. D’un grand-père à l’autre, ce voyage dans un passé qui revient par morceaux, comme pour se présenter, se rappeler à l’auteur. Le lecteur n’a plus qu’à prendre sa place. À ses côtés.
Et puis le père, qui a dû quitter l’Espagne un jour, et n’y revient pas tout à fait sans risque. Le même qui encourage son fils dans la traversée en cuissarde d’une rivière peu rassurante : « Quand on a décidé d’avancer, il faut aller de l’avant et ne plus penser. »
Jean-Claude Leroy
Alain Segura, Les rémores, Plein chant, 2022, 160 p. 18 €