Pouvoir parler nous est souvent utile, mais le devoir est parfois bien fâcheux. Parler, dit-on depuis Aristote, c’est « dire quelque chose de quelque chose à quelqu’un ». On voit les trois atouts : l’initiative (dire, c’est pouvoir lancer quelque chose dans le monde sans avoir à se mêler à lui), la fécondité (lier quelque chose à quelque chose, c’est pouvoir, virtuellement, rapporter tout de tout), l’engagement (quelqu’un avec qui converser, c’est une présence à soi d’appoint, c’est occasion et chance d’enrôler à loisir d’autres centres du monde) ; on en voit aussi les inconvénients : parler est risquer toujours d’en dire trop ou trop peu, perdre assurance « de ne dire que ce qu’il fallait ». Manier sans cesse ni limite du « quelque chose », marier en pensée du quelconque à lui-même, c’est se confier à l’indéfini, voir constamment sa justesse prise en défaut. Enfin, si la parole est bien « le présent du sens » (Comte-Sponville), on y a forcément des comptes de sens à rendre, et nul ne peut être présence questionnante sans devoir, à proportion, répondre présent.
Heureusement, pour Amélie Durand, qu’il y a écrire, pour trois choses : pouvoir se plaindre de devoir parler ; faire se parler sans promiscuité ceux qui vous lisent; et enfin (mais d’abord !) pouvoir ne pas être soi quand on parle. Mais on ne peut pas, pour s’assurer de disparaître à loisir, toujours écrire. Il faut trouver, dans la vie même, comment parler pour ne pas être pris dans le piège à présence de la parole, trouver ingénieusement à s’absenter (comme, dit l’auteure, on peut quitter une demi-heure son Lavomatic une fois le bon programme lancé) des rets interhumains dans lesquels l’effort de se faire comprendre nous prend.
Ce que cherche Amélie Durand, sa « grammaire pour cesser d’exister », c’est, tout en étant assez là pour en parlant, pouvoir – psycho-socialement – s’exprimer, communiquer et interpréter, faire cependant assez « diversion » pour aller prendre l’air, pour trouver un ersatz de présence vivante qui fera bien l’affaire, élaborer « machine » à dispensation secondaire, ou inoffensive, de soi. Comme l’anesthésie du dentiste, permettant de détacher de la situation la part douillette de soi; ou le sommeil, qui tire de décisifs « rideaux » derrière lesquels vaquer sans être deviné ; ou le pilotage automatique, qui permet détente, débrief ou délire à l’équipage du gros porteur. Mais comment, sans se dédire ni se contredire, vouloir anesthésier sa conscience, assoupir sa raison ou télécommander sa liberté ? C’est donc dans le langage même qu’il s’agit de trouver les moyens de s’y effacer; c’est en pleine conscience, raison et liberté qu’il faut trouver à « fuir, mais sans faire défaut ». Heureusement, il y a notre grammaire, et les admirables ressources de ses contorsions.
D’ironiques têtes de chapitre viennent nous les rappeler. D’abord, les verbes (voire les constructions) impersonnels (p.16) permettent d’être là sans y être en personne : comme il pleut, grêle ou tonne sans que personne n’ait à le faire, il m’arrive d’être sans que j’aie à y être : il faut, il reste, il manque, il suffit, il convient que… sans pour autant que j’aie besoin, ou soin, ou lacune, ou loisir, ou expédient de … Ensuite, le style indirect libre (p.31) permet de sous-entendre une présence autre qu’on n’a plus besoin de marquer. Encore, la forme passive (p.9) garantit de conserver « l’auxiliaire » de l’être en subissant l’action même qui le rogne. Autre chose : dans le jeu des degrés d’intensité de l’adjectif qualificatif, (p.11) comparatif et superlatif permettent aussi bien de relativiser toute présence par une autre qu’en absolutiser une comme si elle était seule au monde ; ils nous donnent donc pouvoir de nuancer toutes les existences propres. Un superlatif absolu peut par exemple faire s’effondrer autant l’absence qu’il caractérise (« mortissime », « néantissime »), que la présence à laquelle il prétend (« superlativissime »). Même (p.25) les « déictiques » – ici, ceci, à l’heure qu’il est … – (qui nous rivent à la situation même qu’ils permettent de saisir) nous bâtiront, bien enclownés, un hors-cadre énonciatif à coup d’astucieux avatars. Ainsi la rhétorique permet de contrôler l’absence en mettant les rieurs de son côté; mais la poésie permet, plus souverainement et subtilement, de contrôler le rire même en mettant les absences de son côté. Se mettre aux abonnés absents en gardant les cœurs de son côté est alors l’art déroutant et jubilatoire de cette poésie.
On connaît la blague de Woody Allen (« Je ne crains pas la mort, mais préfère être ailleurs quand elle arrivera »); on reconnaît maintenant la gageure, parallèle, d’Amélie Durand : elle veut bien communiquer, mais s’arrange pour n’être tenue à rien quand elle parle (quelque chose comme « Je ne crains pas le non-sens, mais choisis d’être ailleurs quand … » »). La virtuose élégance de ces suicides purement grammaticaux est une décisive prévention de l’auto-destruction réelle. Et la formidable indépendance de sa prose est éclairante : demanderait-on à un nuage une fidélité généalogique ? à un passereau de répondre de toutes les branches dont il s’envola ? Et donc : pourquoi une conscience n’obtiendrait-elle pas de la parole qui la prolonge sa propre indétectabilité ? Se faire irrepérable, sans cesser de tenir son poste inter-humain, voilà le pari. Il est ludique (la diversion est une conversion pour du beurre) et paradoxal (comme une mutualité cessant d’être bilatérale), mais profond, nuancé et vraiment original. Il faut lire Amélie Durand, pour que, pouvant ou non ne pas être là quand elle parle, elle soit quoi qu’il en soit ici où, merveilleusement, elle écrit. Laissons-la nous disparaître …
Marc Wetzel
Amélie Durand, Grammaire pour cesser d’exister, Éditions le Sabot, 2022, 39 pages, 8€
Extraits
Mon colocataire serait, depuis une heure, en grande conversation avec moi dans la cuisine, et il se rendrait compte qu’il y a cinquante minutes que je suis sortie me promener. Bien sûr qu’il ne me le pardonnerait pas. C’est pourquoi je suis, en attendant d’avoir trouvé le moyen imperceptible de m’absenter de ma propre conversation, forcée de rester là, une fois un mot planté : de rester là, pas trop loin, une fois le mot dit, comme si c’était pour toujours moi-même qui l’avais dit et que je devais y rester attachée une époque, toute une vie au minimum, comme à un enfant, pour le toucher et le torcher, parce que je l’aurais voulu et qu’après tout il serait à moi. (p.5-6)
Choisir un programme et pouvoir s’absenter: au début d’une très longue conversation pendant laquelle il faudra seulement dire qu’on comprend, trouver une façon de dire « Je comprends » qui durera très longtemps et disparaître. (p.13)
L’idée m’est peut-être venue la première fois que j’ai dit un mot de trop. (C’était il y a vingt-deux ans). Avant ça, je nageais animale dans le flot bouillonnant de ce qu’on attendait que je dise. (p.14)