Un article de Karine Miermont autour d’Italo Calvino


Dans un livre à paraître Karine Miermont ‘lit Calvino lisant, Calvino écrivant, Italo pour toujours dans son atelier de lecture’



Revenons aux Leçons américaines, et à la troisième conférence, Exactitude, l’une de mes préférées peut-être. Où il est question d’un combat avec la langue, “de cette poursuite de quelque chose qui échappe encore à l’expression”, et dans laquelle je découvris un auteur français que je lis et relis depuis, Francis Ponge. Il n’est pas le seul convoqué, il y a là la déesse égyptienne Maât, Giorgio de Santillana, Giacomo Leopardi, Robert Musil, Paul Valéry, Stéphane Mallarmé, Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire, Paolo Zellini, Marco Polo, William Carlos William, Marianne Moore, Eugenio Montale, Leonard de Vinci… Il est question du langage, des images, et même du monde, lesquels seraient menacés par l’inconsistance, “dans la vie la forme se perd, à quoi je tente d’opposer l’unique remède concevable pour moi : une idée de la littérature.” Calvino rejoint Valéry qui définit la poésie comme tension vers l’exactitude, il cite un extrait de ses Villes invisibles, quand Marco Polo démontre au Grand Khan que ce qui semble n’être rien ne l’est pas du tout : “La quantité de choses que l’on pouvait lire dans un petit morceau de bois lisse et vide submergeait Kublai ; déjà Polo en était venu à parler des forêts d’ébène, des trains de bois qui descendent le fil des rivières, des accostages, des femmes aux fenêtres …” Et c’est en écrivant cette page de sa conférence que Calvino avoue mieux comprendre sa recherche de l’exactitude, laquelle va dans deux directions, abstraite et mathématique ou bien sensible et réelle, et qu’il navigue sans cesse entre les deux. Il en parle comme un écolier qui fait “des exercices sur la structure du récit et des exercices de description (cet art aujourd’hui bien négligé)” et qui s’est “appliqué à remplir tout un cahier et j’ai tiré de ces exercices tout un livre. Intitulé Palomar (…) c’est une sorte de journal, où l’on trouve de micro-problèmes de connaissances, des pistes permettant d’établir des relations avec le monde, des usages gratifiants ou frustrants du silence et de la parole.”

C’est là qu’il parle de Francis Ponge, “un maître sans égal (…) le meilleur exemple d’un poète qui se bat avec le langage pour le transformer en langage des choses, en un langage qui part des choses et nous revient porteur de toute la charge humaine que nous avons investie en elles. (…) nous pouvons reconnaître en lui, je crois, le Lucrèce de notre temps, qui avec l’impalpable pulvérulence des mots reconstruit le monde physique. (…) chez Ponge, le monde prend la forme des choses les plus humbles, les plus contingentes, les plus asymétriques, et la parole est ce qui sert à rendre compte de l’infinie variété de ces formes irrégulières, si minutieusement compliquées. (…) l’usage de la parole est une incessante poursuite des choses, une approche non pas de leur substance, mais de leur infinie variété, un effleurement de leur surface multiforme et inépuisable.”

Réfléchissant sur ce qui est profond ou à la surface, sur ce qui est caché et doit nous intéresser ou pas, Calvino cite Mallarmé, Wittgenstein, Hofmannsthal, puis tranche : “nous sommes toujours à l’affût d’une chose cachée, ou simplement potentielle ou hypothétique, dont nous suivons la trace à la surface du sol. Je crois que nos mécanismes mentaux élémentaires se répètent à travers toutes les cultures de l’histoire humaine, depuis que nos ancêtres du Paléolithique s’adonnaient à la chasse et à la cueillette. La parole relie la trace visible à la chose invisible, à la chose absente, à la chose désirée ou redoutée, comme une fragile passerelle jetée sur le vide”. Très beau ça, très juste il me semble, toujours.

“De ce combat avec la langue, de cette poursuite de quelque chose qui échappe à l’expression”, Calvino nous dit que c’est Léonard de Vinci qui en donne la meilleure illustration, et alors que Vinci se considérait comme un illettré, “omo sanza lettere”, ses carnets révèlent à quel point “il n’est pas de limite à la minutie avec laquelle on peut conter la plus simple des histoires”, par exemple une histoire de flammes, de braise et d’eau dont Vinci interrompt le récit peut-être parce qu’elle est infinie.
Et c’est avec Vinci que Calvino achève cette troisième lecture comme disent les anglo-saxons pour parler d’une conférence, pour nommer un texte écrit pour être dit. Vinci qui, partant de ses recherches sur l’histoire de la Terre, ses mouvements tectoniques, les mers disparues, les terres englouties et celles apparues, imagine, à partir d’ossements de fossiles trouvés au sommet des montagnes, un énorme animal marin. Plutôt qu’avec un dessin c’est avec une phrase qu’il cherche à restituer l’image de l’animal et son émotion à l’imaginer, une phrase dont il cherche à trois reprises la formulation la plus juste. Calvino nous donne à comprendre la progression de l’écriture, l’imagination à l’œuvre, et termine : “Si je vous offre cette image au moment où s’achève ma conférence, c’est pour vous permettre de la conserver le plus longtemps possible en mémoire dans toute sa mystérieuse limpidité.”

Calvino l’écrivain est un grand, un formidable lecteur, et il parle de sa grande bibliothèque à la façon dont on il écrit et dont on l’imagine être dans la vie, brillant, éclectique, savant, mais aussi facétieux, joueur, se méfiant de l’esprit de sérieux, partageant son plaisir de lire, sa quête d’écrire, semblant vouloir se mettre à notre portée, près de nous les lecteurs avisés ou pas, comme une conversation amicale, non par démagogie mais peut-être par hygiène, sachant que toute parole revendiquant une opacité de milieu savant porte des germes délétères pour la véritable recherche, la création, cette chasse. 

Je lis Calvino lisant, Calvino écrivant, Italo pour toujours dans mon atelier de lecture. Italo, Italie, Atelier.

Karine Miermont

(extrait de la contribution de Karine Miermont, Atelier Calvino, à Écrivains italiens, un recueil de textes d’écrivains français sur des écrivains italiens qu’ils aiment, à paraître 23 mars 2023 aux éditions Gremese.)