La poète allemande Ulrike Bail voit une belle traduction de son livre Wie viele Faden tief sortir actuellement en France.
À Christine Jeanney
point invisible est la traduction française d’un livre de la poète allemande Ulrike Bail, traduction de Ludivine Jehin et Jean-Philippe Rossignol, publiée dans une maison d’édition peu connue, je vais y revenir, Blancs volants.
Un livre étonnant et très convaincant, publié de surcroît en version bilingue et qui a pour principal thème la couture, le fil, les points et les étoffes. Thème(s) d’une extrême richesse métaphorique, déployée pour le plus grand bonheur des lectrices et lecteurs susceptibles d’entendre toutes les résonances de ce vocabulaire de la couture : surfiler, ourler, découdre, raccommoder, autant de gestes qui deviennent des métaphores de l’existence, du lien, de la réparation, et de la fragilité humaine. Ici on recoud les mémoires, on faufile le passé, on raccommode les liens déchirés. Il suffit de ces quelques mentions pour laisser entendre la richesse de ces thèmes. Petite boutade : les germanophones pourront aussi réviser un vocabulaire un peu spécialisé. Je précise pour eux qu’Ulrike Bail n’utilise pas les traditionnelles majuscules pour les noms communs.
Le livre est très beau, il est le fruit d’un vrai travail collectif, entre l’auteur, les traducteurs, la maison d’édition. « Nombreuses sont les coutures qui unissent toutes les âmes autour du recueil point invisible » écrit la maison d’édition au si beau nom, un tantinet énigmatique ? Eh bien voici l’explication : « en calligraphie, le terme ‘blancs volants’ désigne les parties restées vierges d’encre dans le tracé après le passage du pinceau. Ces ‘vides’ donnent de l’énergie et du caractère au signe calligraphié. »
Ulrike Bail est une poète, théologienne et essayiste germano-luxembourgeoise, née en 1960 à Metzingen, en Allemagne. Après des études de germanistique et de théologie protestante à l’université de Tübingen, elle obtient un doctorat en théologie à l’université de Bochum en 1997, puis une habilitation en 2003. Elle a enseigné la théologie féministe à la Humboldt-Universität de Berlin avant de s’installer au Luxembourg en 2005, où elle vit et travaille aujourd’hui
Il est passionnant de voir comme elle coud ensemble ses activités, poète et théologienne protestante, en prenant pour fil conducteur toute la richesse du vocabulaire de la couture.
Florence Trocmé
Anthologie
boîte à ouvrages
dans la boîte à ouvrages les cordons ombilicaux séchés
souvenirs d’omphalotomie réservés aux occasions
spéciales comme la trahison et la mort par noyade
avec des aiguilles en os de clavicule et de corbeau
percer des poches d’ir le sil se faufile
parmi les boutons.
Aiguille cordon percer se faufiler trahison
nähkästchen
im nähkästchen getrocknete nabelschnüte
erinnerte omphalotomien für besondere
anlässe wie verrat un tod durch ertrinken
mit nadeln aus schlüssel- und rabenbein
luftlöcher stechen der faden fädelt sich
ein unter den knöpfen (p. 8)
nadel schnur stechen sich einfälden verrat.
Mercerie
je tricote des mailles de vent
dépose des boucles ailées
des fermoirs perdus cassés
des boutons défaits
des bouts de ficelle sur la rive où
je les tisse une à une
avec les vagues
comptées pièce par pièce
ficelle boucles ailées
ich häkle bordüren aus wind
bringe flügelschnallen verlorene
zu bruch gegangene
schließen abgefallen knöpfe
reste von zwirn zum ufer wo
ich sie eine nach der anderen
in die wellen flechte
abgezählt pro stück und zahl.
zwirn flügelschnallen
point fourrure
au cours de ma recherche sur les points et coutures j’apprends
l’existence du point fourrure polonais un point de fourreur
utilisé pour assembler des peaux d’animaux à la racine du poil
sutura serrata le point vissé sur le crâne j’apprends
les fermes à fourrure les récoltes de pelage les sols grillagés
les mots souillés d’excrément tombent entre les barreaux
le plus petit domaine vital d’un vison compte huit hectares
le plus grand trois mille
points coutures pelages
kopfzackennaht
bei der suche nach stichen und nähten lese ich von der
polnischen kopfzackennaht eine kürschnernaht um fell
zusammenzunähen dort wo das haar sich scheitelt sutura
serrata die zackennaht am schädel verzahnt lese ich von
pelzfarmen fellernten gitterböden kotverschmiert fallen die
worte durch stäbe das kleinste bekannte revier eines
silberfuchses beträgt acht hektar das größte dreitausend
stich nähte fell
Ulrike Bail, point invisible, traduction de l’allemand de Ludivine Jehin et Jean-Philippe Rossignol, édition bilingue, Editions Blancs volants, 2025, 21€