Julia Pont explore ici pour “Poesibao” un livre de Thierry Froger, “deux romans et autres essais, paru récemment chez Flammarion.
Thierry Froger, deux romans et autres essais, Flammarion, 2022, 238 p., 19€
Deux romans et autres essais de Thierry Froger a paru dans la collection Poésie/Flammarion en octobre 2022. Avec un titre qui joue sur sa pluralité générique, l’ouvrage – sous-titré « Poésie » –, se présente comme un recueil de textes composites, bien que majoritairement en vers. Fictions de poésies, bribes d’histoires mythiques et anecdotiques, romans en morceaux, le vers y apparaît comme un état antérieur et originel de la prose. À moins qu’il ne soit le résultat d’une dislocation seconde, d’un démembrement du récit.
Le premier des deux romans s’intitule « Comme un royaume ». Il y a un roi, une île, des baigneuses (« peu nues mais crues »). Le texte se divise en chapitres épars « Un », « Quatre » et « Sept » formant un récit lacunaire ; chacun des chapitres pouvant être considéré comme un long poème en vers. L’histoire contée est incertaine ; nous sommes tentés d’en combler les trous. Cela commence par la mort du vieux roi dont les cendres se répandent dans l’eau. Le jeune roi son fils règne désormais sur l’île. Un tableau, accroché sur l’un des murs du palais, est à l’image de son royaume – un petit morceau du monde dont on a prélevé un rectangle. Une inondation survient, et alors « nous comprenons que le roi est perdu. Qu’il a mangé son fou pendant que la crue engloutissait le paysage, son esprit, son pays. » (p. 28).
Le deuxième roman, « Haut Loup », marque un changement de ton. L’univers du conte laisse place à un mélange étonnant entre un vocabulaire sexuel et un discours réflexif sur la poésie. La poésie « guenille » y est « vulve écorchée » ; la césure est « ouverture sanglante dans la langue ». Là encore, on ne saisit que les bribes d’un discours disloqué. Les mots juxtaposés créent des rapprochements incongrus et des segments asyntaxiques dont surgissent des images fortes articulant la poésie, le sexe et la mort. La référence à Denis Roche est explicitée à la fin de l’ouvrage, dans une note où l’auteur dévoile son protocole d’écriture : chaque poème de « Haut Loup » résulte d’un montage d’extraits du roman Louve Basse (1976).
reprenons
toi comme moi
on ne fait que tenter
le coup de la charogne
et ce qui reste
l’odeur de l’herbe brûlée
un dessin obscène rose et vert
comme un carnage
le sirop des agonies la fureur
des vieux fusains la margarine
aphrodisiaque de ta tombe
l’eau grise sous la chaux vive
et vice-versa
je danse parce que j’ai peur
je salue tes hanches de cannibale
sous la lumière de la terre
je ne suis pas assez calme
pour ach’ver
(p. 86)
La section suivante, intitulée « Ex-fiction », présente une large diversité formelle. Du travail sur les espaces et la disposition en créneaux de « Géographie comparée », au rythme régulier de tercets presque rimés de « L’effacement d’épreuve », chaque chapitre explore une forme originale qu’il déploie sur un ensemble de poèmes. On est tenté de voir dans ces diverses formes des variations ou « recherches », comme nous y invite le titre de la section « Ricercar ». Le « ricercare » ou « ricercar » désigne en effet une ancienne forme musicale, typique de la Renaissance et du haut baroque, basée sur le procédé de l’imitation, et qui, à la différence de la fugue qui exploite un thème générateur de façon systématique, enchaîne des épisodes différents parfois sans liens thématiques. Le poème se donne ainsi comme lieu de recherche et d’expérimentation ludique, en particulier dans la partie « Blanche contact », où chaque strophe est d’abord introduite par un homophone de « soi » (« soit », « soie »), puis par ses paronomases (« soir », « soif »).
Pourtant la poésie n’est pas qu’un jeu : « il est temps de mener / une enquête sérieuse » peut-on lire à la fin de « Blanche contact ». Cette enquête poétique explore divers domaines du savoir tels que la « Géographie comparée » et l’« Histoire naturelle », tout en réaffirmant les pouvoirs de la fiction et des images. Le motif de l’image photographique est d’ailleurs très présent, comme le suggèrent les titres des sections « Blanche contact » (« planche-contact »), « Lanternes magiques » et « L’effacement d’épreuve » (où l’on peut entendre épreuves photographiques et/ou textuelles). Peut-être les images ont-elles en commun avec le poème de morceler l’événement : « Pour prendre lentement possession d’un récit et le dépecer de son poids » (p. 210).
Julia Pont
Thierry Froger, deux romans et autres essais, Flammarion, 202é, 238 p., 19€
À la déclinaison
des figures d’esquisse
pour recommencer l’histoire
glisser le corps
abimé
au mitant d’une momie
en culottes courtes
les haies de laurier lourdes
et Hélène entre les feuilles
avec des seins de lait
tachés de rousseur
sur la pelouse
de bon voisinage
et d’Angleterre
où elle garde nos étés
pendant que ma mère
déchiquète
le chat noir
avec la tondeuse électrique
pulvérisant l’amour
en morceaux d’abats
jusqu’à nos larmes.
(p. 96)