Thanàssis Hatzòpoulos, “Destin sous le soleil”, lu par Marc Blanchet


Marc Blanchet explore ici pour Poesibao une des belles traductions de Michel Volkovitch, “Destin sous le soleil”, de Thanàssis Hatzòpoulos.


 

Thanàssis Hatzòpoulos, Destin sous le soleil, traduit du grec par Michel Volkovitch, Le Miel des anges, 134 p., 12€

 


Ne pas avoir de destin sous le soleil signifie en Grèce le manque de chance, le malheur. Dès lors, une existence se retrouve séparée des autres, voire de la communauté. Le poète grec Thanàssis Hatzòpoulos choisit de placer l’expression de manière positive au fronton de son livre, et c’est bien une diversité de destins que nous éprouvons ici, jusqu’au vertige. Paru en 1996 (le poète est alors âgé de trente-cinq ans), Destin sous le soleil multiplie les scènes comme les mystères, invitant le lecteur à une expérience étrange, quasi perceptive. Le vers est souvent d’une simplicité énonciative évidente, n’était ce qui le nimbe d’une singularité qui de strophe en strophe ne cesse de s’accroître. Alors qu’une mythologie sourde semble se prononcer dans une première partie, traversée de paysages, d’éléments et d’inaltérables violences, faune et flore prennent le relais puis, plus loin, l’humain paraît s’imposer, avant que les mythes et les légendes de ce pays pétri d’origine ne se disent à nouveau et révèlent à quel point depuis le début tout est inextricablement mêlé. Quel monde dès lors ? Mythologique comme supposé ? Ou plutôt terriblement sédimenté de personnages intemporels, d’espaces éprouvés dans leurs guerres et leurs ensevelissements, avec la religion orthodoxe et des sacrifices antiques de toutes sortes ? La Grèce de Thanàssis Hatzòpoulos est tuilée de ces entités, tantôt vivantes, tantôt irréelles. Le lecteur chemine parmi des épaisseurs : « Les yeux portent l’énigme / Des corps, les yeux frémissent / Dans le geste de la bouche / Car le verbe est feu et l’orateur / Saltimbanque des rues / Des entrailles jusqu’aux lèvres brûle ». Alors que les premiers poèmes s’énoncent, par le choix d’une conjugaison souvent au futur, au bord de la prophétie, Thanàssis Hatzòpoulos nous ramène non pas au trivial mais au plus près des travaux des jours et des nuits, le monde hautement vrai des terres cultivées et des nécessités journalières. Il y a toutefois dans cette poésie d’une densité enivrante une prégnance du mythe qui invite au constat : pas « d’ordinaire » de la réalité ici, plutôt une prédominance du Réel. Le poème se fait témoin d’une relation accrue au monde, d’une somme de perceptions qui nourrit l’homme et ne le lâche plus. D’où ce sentiment d’ivresse, d’intensité, à la cime de pareilles perceptions. Le destin humain est un magma que le poème circonscrit sans saisir, dont il est le premier débordé. « Là où s’est déplacée la voix du mort / Sonnent trompettes et flûtes // Vibrations des séismes, grincements des glaciers / Ont rosi l’autre rive de la vitre // Des galets aiguisés au tranchant / De l’eau glissent en musique et brillent // Une plainte charmante mène la charge en murmures / D’autres lamentations lui font prêter serment // Là où ils pleurent le défunt jusqu’à l’aube / La rosée veille la nuit sur les premières feuilles » : les rituels peuplent Destin sous le soleil et font de chaque poème ce lieu entre couteau et chair, sacrifice et abandon. Les coutumes relèvent d’un usage du monde, et transforment cette terre mythique en un véritable jardin des morts. À condition que dans le même mouvement, la vie soit admise dans ses cycles, ses renouveaux, ses renaissances. En ce sens, une pensée de la féminité est au cœur de ce livre : force de création, d’enfantement, incarnation du beau et de l’indicible. Elle est un corps désirable, davantage une nudité inatteignable, une danse en suspens. De même, elle réveille les passions. Ces poèmes sont souvent d’une violence inouïe ; ils n’écartent rien de la cruauté des êtres, au-delà de l’héritage des mythes les plus sanglants. Avec une intelligence d’écriture continue, la poésie de Thanàssis Hatzòpoulos raconte un « être-monde » capable de toutes les métamorphoses, dont les aventures se rejouent sans cesse. Toutefois, nous parlions d’éléments, l’homme est l’écho comme le jouet de forces surnaturelles, auxquelles se mêlent les passages des oiseaux, les crissements des cigales, les dévorations des prédateurs. Que l’on ne s’y trompe pas : cette mythologie traverse le temps justement parce qu’elle se dépose dans les gestes les plus simples comme les événements les plus troublants. De cette éternité-là, Thanàssis Hatzòpoulos ne tire aucune conclusion, aucune morale. Il est simplement à sa place : à vivre et observer, percevoir et témoigner. La roue du monde tourne ; rien ne la ralentit. Elle s’abreuve de ce qui détruit, se nourrit de ce qui aime. Le poète est la voix des autres ; il est de même leur corps, parmi les ravages, les désirs, les exils, la permanence.

Marc Blanchet

Thanàssis Hatzòpoulos, Destin sous le soleil, traduit du grec par Michel Volkovitch, Le Miel des anges, 134 p., 12 euros

Les éditions Quidam ont publié en septembre 2022 un roman de Thanàssis Hatzòpoulos, Les Oubliés, « deux vies minuscules », comme elles les désignent avec justesse. Deux destins sans soleil ? La beauté de ce livre leur donne toute la lumière que le lecteur éprouve comme éloignée d’eux. On ne peut que s’émouvoir de ces deux personnages, ces deux récits, réunis dans une géographie commune, sous le même soleil sombre.