Jean-Paul Bota, “Lieux”, lu par Michaël Bishop


Michaël Bishop explore ici pour Poesibao le livre de Jean-Paul Bota, “Lieux”, qui est paru tout récemment aux éditions Tarabuste.


 

Jean-Paul Bota, Lieux, Tarabuste, 2023, 142 pages, 15€

 

Londres, Lisbonne, Nantes, Chartres : lieux vécus, traversés, horizontalement, dans l’espace, et verticalement, surtout, dans le temps, dans la mémoire, dans l’imagination. Traversées notées dans les carnets de ce flâneur qu’est Jean-Paul Bota, selon cette tradition qu’évoquent les quelques épigraphes – Larbaud, Calaferte, Stendhal, Droguet aussi – et, parce que carnets et notes, en résulte chez Jean-Paul Bota, comme dans La Boussole aux dires de l’éclair (2016), une textualité à la fois émietttée et comprimée, elliptique, funky, excentrique, pleine de petits tics et de ces plis et replis qui ne cessent d’étonner, de pousser à regarder deux fois, trois fois, textualité qu’il faut, absolument, lire, penser, apprécier poïétiquement, selon les dimensions de son site de riche et fourmillante créativité, d’art. Son esthétique, celle d’une spontanéité, d’une foisonnante multiplicité, d’un intense et jubilatoire ébouriffement, disloquant-joignant. En voici un extrait exemplaire, splendide :

La place Graslin du nom du financier, sa fortune faite dans le café, une évidence presque La Cigale brasserie le style Art nouveau quoi de la fable partout, sur fond de stuc, or des mosaïques et profond des miroirs, aux cinq salles & petit salon, représenté l’insecte avec sa mandoline sa jupe elle d’Émile Libaudière et café Molière là… celui-là qu’apprécia Stendhal jouxtant le théâtre « centre de la civilisation gaie et de la société des jeunes gens du pays* » lui qui avait séjourné ici, pareillement à Flaubert et du Camp, Mérimée, G. Sand… ancien Hôtel Henri IV, devenu Hôtel de France après la Révolution, déménagé de la Rue Racine/Place Graslin à la Rue Crébillon (il y a cette plaque encore au lieu des genèses), Bayle à Nantes ses deux séjours 37, 38, son titre Le Rose et le vert inspiré par une jeune fille sur le bateau à vapeur depuis Paimboeuf… Revenant aux cafés, mémoire de Vallès et le café Molière, « café de la jeunesse dorée** » que fréquenta Gracq, etc., la Cigale « bonbonnière de la Belle Époque*** », lieu d’élection des surréalistes Breton et Vaché…, qui y vint, à l’égal, Prévert, son père attablé là, il rapporte dans Enfance… pensée de Lola…, comme je contourne la fontaine, ces ouvriers repeignant la façade blanc bleu enserrant l’œil piliers statues   8 du théâtre la pluie menace du moins d’avance entrée de la rue Regnard porche un retour d’école (rue de l’Héronnière) pensée de J. Sacré, Une allégresse de retour d’école envahira-t-elle un jour la vie entière?**** et Soutine encore en allant vers la médiathèque, Hôtel Graslin, sculpture J.V. De la Terre à la Lune, à attendre, flanqué de son chien, Michel Ardan que décolle le projectile, jardinières aux fenêtres une odeur d’herbe brûlee (Rue Neuve Des Capucins) Tram… qui me revient, P. Guimard, L’ironie du sort – Ah! Monsieur Desvrières, Nantes… J’ai connu très bien, pour deux années. Rue Crébillon, place Graslin, café de France, La Cigale, formidable! Madame aussi est née à Nantes? et cela Aragon : né à Nantes comme tout le monde au propose de Pierre Roy – (97-8)

Lieux, ce poème en six suites qui raconte, loin de toute stabilité discursive, sans argument, replié sur le pur plaisir de la visite et de ses foisonnants moments chéris, revisités, pensés : musées, galeries, maisons, monuments, jardins, places, rues, fleuves, arbres, passants, hôtels, cafés, tout ce qui, là, tourne destinalement ou de façon purement accidentelle autour des artistes et poètes, écrivains et penseurs de toutes époques dont Bota caresse, dirait-on, depuis de longues années l’œuvre. Turner, Hogarth, Constable, Monet, Rodin, Caravage, Titien, Van Eyck, etc., tout le vaste éventail littéraire français, les allusions surgissant impulsivement, kaléïdoscopiqueement presque, quoique procédant toujours d’une alerte mémoire puisant profond dans un vif sentiment d’une interpertinence culturelle et d’un entretissement historique qui baignent les eaux d’un certain hic et nunc où s’aventurent les pas du flâneur comme de tous ceux qui ne savent pas peut-être quelle richesse les entoure et dont, effectivement, ils font partie. Écrire devient ainsi cet acte qui ne cesse de bouger dans l’immédiat, d’en explorer, méditer les angles, l’architecture, la texture, la couleur. Domine une intense intimité, un sentiment de réelle affinité qui ne produit nul exotisme, rien non plus d’ésotérique ou de ‘textuel’, mais plutôt un/e geste qui honore le pur déluge du possible de l’esprit et de l’œil, cette cascadante energeia de ce qui est dans un lieu choisi et l’acte qu’on lui offre par voie de quelques mots chaleureusement instinctuels.

Michaël Bishop

Extrait de Lieux :
Les bouleaux illuminés en sortant de la Tate, or masse accumulée là des reflets de la lune ou ce qu’ils ont pioché d’elle éduquant les ramures confit de l’œil tout ce jaune où l’abreuve de mille éclats un cristal vaisselle des astres dépareillés ricochets étalés semblablement à une œuvre de Spoerri la nuit aveugle et les vendeurs de pralines comme j’aborde le Millenium, pierres là invisibles les berges, passé 1 péniche Tower Bridge là-bas et Shard, Gherkin ou 1 pont éclairé de rose bleu au premier plan ou la Tamise… vers Saint Paul – son dôme face à l’endroit des bus ajoutant dôme celui-là même, à péristyle, qui allait influencer Soufflot pour le Panthéon de Paris…      (49)