Jean-Claude Caër, “Sur la voie abrupte”, extraits


Substantiels extraits de Sur la voie abrupte, livre testamentaire mais porté par la passion de la vie de Jean-Claude Caër.


 

Jean-Claude Caër, Sur la voie abrupte, Le Bruit du temps, 2023, 72 p., 17€



Fleurs

Dans le jardin botanique de Göteborg
Je me sens fragile devant toutes ces fleurs
Écloses en mai, éteintes, brûlées en juin.
Dans la ville on fleurit les statues des poètes.
Le poète Dan Andersson, prolétaire au visage sévère.
Karin Boye, une fleur fanée à la main.
Heureux pays.
(p. 15°

*

Au loin les toits gris et verts
Deux buildings dans le ciel pollué comme si tout était désert.
Seulement quelques voitures qui passent entre deux immeuble
Et le pépiement d’oiseaux invisibles, chants de l’âme ?
Qui annoncent le printemps déjà.

Douceur et tristesse.
J’entends des clés qui tombent dans le couloir.
On les ramasse, une porte s’ouvre.
Des voix, des pas d’enfants qui courent.
(p. 20)

*

Sur la voie abrupte

Sur la voie abrupte, le monde ne reviendra pas.
Il s’éloigne. L’air se raréfie et bientôt tu étouffes, tu cries.
Le monde ne t’est pas donné. tu veux le conquérir.

La vie, la vie merveilleuse coule au loin là-bas dans la vallée.

La vie miroitante, la vie éclatante, la vie qui s’en va loin de toi.

Le monde devient désert.

Où sont les oiseaux de mon enfance ?
Les merles, les grives, les roitelets, les rouges-gorges, les mésanges à tête noire ?
Les vergers en fleurs, les rivières, les ponts de pierre,
Les eaux ombrageuses sous les nuages ?

Toutes ces maisons désertes alignées sur la dune qui était autrefois nue.
Villas vides au-dessus de la plage des goémons noirs.
Les goélands, sept cygnes dans le courant,
Et les corbeaux tiennent dans leur bec une dernière graine précieuse
Avant l’hiver.
(p. 33)


Un nuage noir, immense, sur la baie de Goulven laisse passer des rayons de gloire. Comme dans des tableaux religieux du XVIIe siècle, des rais de lumière descendent sur nous à travers le nuage sombre. Silhouettes de pèlerins, nos ombres s’allongent, image de nos vies. Nos ombres collées au sable bougent avec nous quand nous pivotons, changeons soudain de direction. Une buse, non, un faucon au-dessus des dunes plates dans le vent de Noroît, guettant les trous d’hirondelles de mer. Les rochers Mean Melen et Roc’h Vran veillent, ressemblent à « tes Petites présences », dit Nobuko. Mean Melen tel un Bouddha géant soudain s’éclaire, Bouddha doré, puis s’assombrit de nouveau. Nous pérégrinons dans le vent, les grains de sable crépitent autour de nous, s’envolent. Nous marchons, suivant le chemin des coquillages sous nos pieds, la tête baissée. Dans les bois, dans le réseau des branches, des aiguilles de pin, nos silhouettes découpées apparaissent soudain, souriant une dernière fois à l’orée de la pinède
(p. 35)

Jean-Claude Caër, Sur la voie abrupte, Le Bruit du temps, 2023, 72 p., 17€


sur le site de l’éditeur
Jean-Claude Caër a pensé ce recueil durant cet étrange printemps 2020 où le gouvernement nous intimait de nous claquemurer et de limiter nos déplacements à l’essentiel. Plutôt que de rester à Montmartre sans pouvoir n’y rencontrer personne, Caër a décidé de retourner vivre avec sa femme dans la ferme même où il est né, à Plounévez-Lochrist. Ce retour amont sur les terres de son enfance semble l’avoir remis en contact avec tout un pays qu’il avait en partie refoulé lors de ses virées aux bouts du monde, celui, empreint d’une certaine raideur léonarde, de ses parents et grands-parents : « chaque route, chaque talus, chaque sentier / plongent vers les ancêtres ». Ce repaysement forcé est pour l’auteur l’occasion d’une inhabituelle mise à nu, alors même qu’il écrit depuis toujours une sorte de journal de sa vie en poèmes. Entre les ancêtres et lui s’établit un dialogue fait tantôt de connivence tantôt d’effroi : il faut d’ailleurs entendre ce mot d’« ancêtres » dans un sens large, qui recouvre à la fois ceux que la nature lui a donnés pour parents, et ceux qu’il s’est donnés pour maîtres parmi les grands morts : poètes, architectes ou sculpteurs (au cours de ses voyages d’avant et d’après le confinement, Caër se rend par exemple à Saint-Pétersbourg au musée Anna Akhmatova ou au cimetière non catholique de Rome où il se recueille sur les tombes de Shelley et Carlo Emilio Gadda). Reste que ses souvenirs les plus marquants lui sont redonnés en 2020 à travers le paysage immémorial de la Bretagne, où l’intermittent voyageur des confins qu’il est, angoissé par le désert d’hommes alentour, s’attache aux bernaches, ces oiseaux migrateurs en partance pour la Sibérie. Il y a quelque chose d’émouvant à voir Caër faire alors un usage quasi-magique d’objets, au premier rang desquels il y a la machine à écrire étiquetée du Vietnam qui lui vient du grand-père d’une amie, administrateur autrefois sur le territoire des Moï. En voyageant, en écrivant, Caër aura peut- être accompli sous le signe du bonheur ce que ses ancêtres, eux, auront fait, plus ou moins, par nécessité : au séjour contraint de son père en Allemagne pendant la guerre de 40 répond son propre désir — alors empêché — d’une marche en Forêt noire. Le recueil est composé de sept parties ; celle du confinement occupe le centre et donne la tonalité générale au volume qui, s’ouvrant sur une suite de poèmes en hommage discret à sa femme, s’achève, comme dans son précédent opus, sur une évocation de sa mère à l’agonie. Pour autant, ce livre quasi testamentaire, d’adieu au voyage (« Sur la voie abrupte, le monde ne reviendra pas. ») n’est pas lugubre ; il est porté par une passion de la vie et un art de la légèreté qui se veut un peu japonais. Cäer évoque, dans l’esprit des haïkus, les sujets les plus graves sans jamais peser : « Après la pluie, les amis. / Après les amis / La neige. / Ah, quel délice ! »

 

Né à Plounévez-Lochrist, en Bretagne en 1952, Jean-Claude Caër, qui a longtemps gagné sa vie comme correcteur au Journal officiel, est l’auteur de quatre recueils de poèmes, tous parus aux éditions Obsidiane.
Son goût pour l’Amérique et les anciennes civilisations amérindiennes l’a également amené à traduire, avec Pascal Coumes, Les Chants de Nezahualcoyotl (réédités aux éditions Arfuyen) qui célèbrent l’unité fondamentale de la vie et de la mort. Il a publié aux Editions le Bruit du temps ses nouveaux livres de poèmes, Alaska en 2016, Devant la mer d’Okhotsh, en 2019).